L’atelier du luthier comme espace d’animation de la vie musicale :
Le journal d’atelier de Rosario Bayeur, 1921-1944[1]
Par Francis Lapointe
Le luthier est un personnage mythique qui, encore aujourd’hui, revêt une aura de mystère. En entrant dans l’atelier d’un luthier pour la première fois, on est assurément pris d’un sentiment d’étrangeté, qui peut s’avérer intimidant au non-initié; on hésite entre rester ou fuir, mais on s’y trouve rapidement captivé. C’est un lieu symbolique, où l’artisan transforme la matière avec l’espoir d’atteindre le beau, par l’habileté de sa main et la précision de son geste. Mais c’est également un espace de négociation, où dialoguent les compétences du luthier et du musicien, afin d’optimiser les capacités de l’objet sonore. On y croise au quotidien des étudiants, des dilettantes et des musiciens professionnels. Ces ateliers d'instruments de musique sont ainsi des microcosmes du monde musical dans son ensemble et jouent un rôle important dans la construction de la culture musicale locale[2]. Mais comment accéder à ce monde, somme toute clos et secret ?
Pour le cas montréalais, un document d’archives inédit, le journal d’atelier de Rosario Bayeur (1875-1944), se révèle un témoin exceptionnel des activités d’un atelier de lutherie artistique de l’entre-deux-guerres[3]. Le journal fait état du processus créatif du luthier, mais aussi de ses interactions avec le monde musical, où les préoccupations artistiques et commerciales convergent. C’est un document qui recense d’abord les instruments fabriqués par Bayeur entre 1921 et 1944, mais qui consigne également une multitude d’informations sur ses manières de faire, ses inspirations et son réseau, issu de la scène musicale montréalaise.
Le violon fait main
Au 19e siècle, au même moment où sont sacralisés les grands maîtres de la lutherie, on assiste à une augmentation fulgurante de la production d’instruments de fabrique, souvent moulés, plutôt que sculptés. De là nait le concept de violon d’auteur, de luthiers qui font le « beau » dira-t-on, à la main et « en entier », mais toujours à l’image des anciens. Ces instruments prennent dès lors une place dans des boutiques et ateliers qui fonctionnent, de plus en plus, d’une façon similaire au marché de l’art. C’est une activité dite artistique où le luthier auteur applique son identité à l’œuvre en tant qu’artiste. L’ethnologue David Charasse soutient que « la situation de luthier auteur n'avait lieu d'être que là où le luthier et sa clientèle nouaient des relations qui signifiaient l'inscription du produit dans un rapport personnel, son adaptation à l'artiste musicien, et son attribution à l'artiste luthier[4] ». Ainsi, le violon devient un objet sonore dont les particularités dépendent autant de la main qui le fabrique, que de celle qui le joue.
L'atelier, un monde d'interactions
La relation développée par le violoniste avec son instrument nécessite ainsi l’intervention d’un spécialiste qui possède une compréhension adéquate de sa fonction et qui le supporte dans sa relation parfois difficile avec son violon. Plus qu’un outil, le violon s’inscrit comme nul autre objet dans la vie du musicien et fait œuvre avec lui. L’artiste développe ainsi un rapport unique avec son instrument, dans un registre d’intimité et de passion rarement égalé pour un objet. Le luthier exerce un rôle de renfort et doit faire preuve d’une grande sensibilité musicale dans la manipulation des capacités sonore de l’instrument. L'atelier du luthier devient alors un espace de négociation, ce que l'ethnomusicologue Allen Roda nomme la « scène de l’atelier » (workshop stage)[5], où luthier et musicien travaillent ensemble au réglage de la sonorité de l'instrument. La présence des musiciens est donc au cœur de la vie de l'atelier et une relation de confiance nourrit les deux parties.
Des violons prisés ici et ailleurs
Le plus vieil instrument que l’on retrouve au journal de Bayeur est le violon numéro 19, devenu célèbre pour sa participation à un concours de sonorité parisien entre violons modernes et anciens en 1921. Ce violon, fabriqué en 1919, était en possession de Claude Champagne à Paris, qui l’a présenté au concours à la demande de Bayeur. À la stupéfaction du luthier montréalais, le violon termine sixième, devançant des instruments anciens de grands maîtres italiens. Un premium pour la réputation de Bayeur, dont il fera usage toute sa carrière. Ainsi, de Omer Dumas à Alfred DeSève, en passant par Lucien Labelle et Albert Chamberland[6], on découvre dans le journal d’atelier de Rosario Bayeur une multitude de musiciens qui gravitent dans l’orbite du luthier montréalais. Ces derniers, qui visitaient pour achat, réglage ou réparation, faisaient de l’atelier de Bayeur un lieu de rencontre qui animait la vie musicale montréalaise.
Le capital du professeur
Ces musiciens sont presque tous aussi des professeurs qui, pour la plupart, guident leurs élèves dans l’acquisition d’instruments. La relation entre le luthier et le musicien est donc aussi engagée dans l’acte de vente. De fait, les élèves s’en remettent souvent à l’avis du professeur pour le choix d’un instrument, et le luthier à son tour, recommande les professeurs de son réseau à de jeunes débutants. Parmi ceux dont le nom revient plus d’une fois au journal, il y a Lucien Sicotte, l’un des meilleurs violonistes montréalais de l’époque et fondateur du Quatuor à cordes de Montréal, avec Annette Lasalle Leduc. Jean Vallerand, un ancien élève de Sicotte qui sera plus tard critique musical et secrétaire du Conservatoire de musique de Montréal, se rappelle l’importance du luthier sur son parcours de musicien :
J'éprouverai toujours beaucoup de reconnaissance envers Bayeur, le luthier de la rue Amherst, qui m'avait dirigé vers le professeur de vingt ans. Sicotte était un bien jeune professeur alors, mais je n'ai jamais eu à corriger depuis les principes de travail qu'il m'a appris, car il était déjà un grand pédagogue et un grand artiste[7].
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Enfin, l’importance du luthier dans la cité devient manifeste par ce document d’archives exceptionnel qui nous permet d’interroger la vie musicale sous l’angle de ses réseaux et de sa matérialité, tout en révélant l’atelier comme un espace important d’interactions musicales.
Notes:
[1] Une autre version de ce texte, intitulée « Le journal d’atelier de Rosario Bayeur : incursion dans un atelier de lutherie artistique montréalais de l’entre-deux-guerres » fût présentée lors du colloque L'expérience de l'atelier d'artiste au Québec et au Canada, organisé par Laurier Lacroix, Dominic Hardy et Sandra Fraser, du 3 au 5 mai 2023.
[2] Kevin Dawe, « The Cultural Study of Musical Instruments » dans Martin Clayton, Trevor Herbert et Richard Middleton (dir.), The Cultural Study of Music, New York, Routledge, 2003, p. 81.
[3] Journal d’atelier de Rosario Bayeur, collection de l’École nationale de lutherie, Limoilou, Québec.
[4] David Charasse, « Les luthiers : commerce, art et industrie », Rapport de recherche pour la Mission du patrimoine ethnologique, Promotion Mirecourt Facture Instrumentale, Mirecourt, 1992. p. 65.
[5] P. Allen Roda, « Ecology of the Global Tabla Industry », Ethnomusicology, vol. 59, no. 2, 2015, p. 325.
[6] Ces musiciens travaillent dans différents milieux et témoignent de la diversité de la clientèle de Bayeur. Alfred De Sève (1858-1927) est un des grands violonistes québécois de la fin du 19e siècle, qui joue avec la Boston Symphony Orchestra, alors qu’Omer Dumas (1889-1980), violoneux et compositeur, dirige un ensemble de musique traditionnelle (Dumas et ses Ménestrels) très populaire qui grave une trentaine de 78t durant les années 1940. Albert Chamberland (1886-1975) est pour sa part connu comme membre du Quatuor Dubois et plus tard comme chef d’orchestre de l’OSM, de 1939 à 1948. Enfin, Lucien Labelle se produit surtout à CKAC en compagnie de Oscar O’Brien à l’émission de la Brasserie Frontenac. Bayeur était également un marchand de pianos et vendait d’autres types d’instruments, notamment des guitares.
[7] « Hommage à L. Sicotte », Le Canada, 7 septembre 1943.
[2] Kevin Dawe, « The Cultural Study of Musical Instruments » dans Martin Clayton, Trevor Herbert et Richard Middleton (dir.), The Cultural Study of Music, New York, Routledge, 2003, p. 81.
[3] Journal d’atelier de Rosario Bayeur, collection de l’École nationale de lutherie, Limoilou, Québec.
[4] David Charasse, « Les luthiers : commerce, art et industrie », Rapport de recherche pour la Mission du patrimoine ethnologique, Promotion Mirecourt Facture Instrumentale, Mirecourt, 1992. p. 65.
[5] P. Allen Roda, « Ecology of the Global Tabla Industry », Ethnomusicology, vol. 59, no. 2, 2015, p. 325.
[6] Ces musiciens travaillent dans différents milieux et témoignent de la diversité de la clientèle de Bayeur. Alfred De Sève (1858-1927) est un des grands violonistes québécois de la fin du 19e siècle, qui joue avec la Boston Symphony Orchestra, alors qu’Omer Dumas (1889-1980), violoneux et compositeur, dirige un ensemble de musique traditionnelle (Dumas et ses Ménestrels) très populaire qui grave une trentaine de 78t durant les années 1940. Albert Chamberland (1886-1975) est pour sa part connu comme membre du Quatuor Dubois et plus tard comme chef d’orchestre de l’OSM, de 1939 à 1948. Enfin, Lucien Labelle se produit surtout à CKAC en compagnie de Oscar O’Brien à l’émission de la Brasserie Frontenac. Bayeur était également un marchand de pianos et vendait d’autres types d’instruments, notamment des guitares.
[7] « Hommage à L. Sicotte », Le Canada, 7 septembre 1943.