La vie musicale au Québec : un projet, une méthodologie, une histoire
Par Virginie Laliberté-Bouchard
Le projet de recherche Vie musicale au Québec (VMQ) se veut à la fois critique et novateur : il s’attache à retracer non pas les événements particuliers de la scène musicale au Québec, mais bien la vie musicale elle-même dans ce qu’elle a de complexe, de relationnel et de politique, pour dresser un portrait inclusif de la vie musicale au Québec et jeter les bases d’une nouvelle méthodologie en historiographie musicale.
Radicalement ancré dans cette volonté inclusive, critique et féministe, le projet, imaginé et articulé par trois co-chercheuses, Sandria P. Bouliane (Université Laval), Vanessa Blais-Tremblay (Université du Québec à Montréal) et Laura Risk (University of Toronto Scarborough), a fait depuis ses débuts une place explicite et inusitée aux auxiliaires de recherche des trois institutions. Notre équipe d’auxiliaires de recherche a eu le privilège de collaborer en profondeur avec les chercheuses et collaborateurs du projet, d’évoluer en tant que chercheurs dans un espace de réflexion collective sur les données, et d’avoir une influence concrète sur la construction des bases de données et sur l’évolution de la méthodologie elle-même. Ainsi, dès la revue de littérature, les équipes d’auxiliaires de recherche ont participé à l’élaboration de la réflexion critique autour du concept de vie musicale, à la théorisation des problématiques particulières de l’historiographie musicale contemporaine et à la création de la méthode de recherche du projet.
Le concept de vie musical
Notre réflexion s’inscrit dans la continuité des projets Vie Littéraire[1] et Vie Culturelle[2] au Québec, autant par sa portée interdisciplinaire et interinstitutionnelle que par sa projection sur le long terme et l’attention portée à théoriser la vie musicale dans ce qu’elle a d’éphémère et d’inachevé. Choisir la vie musicale comme objet de recherche exige de prendre en compte la relation singulière au temps, le caractère indissociable du corps dans la pratique musicale, l’importance des concepts d’animation et de participation et l’existence, en musicologie et en sociologie de la musique, d’une tradition s’attachant à explorer le caractère social et vivant de la production musicale.
Le concept de vie musicale inclut toutes les activités et pratiques reliées à la musique dans une communauté, un lieu et un moment donnés : la vie musicale s’inscrit dans un contexte historique et local qui réfère autant aux sphères intimes que publiques, dont la spatialité et la temporalité peuvent varier (par exemple, on peut penser aux expériences relatives à l’écoute de musique à distance, en différé ou encore en présence). Par vie, on entend ainsi une participation (que ce soit une performance, une écoute ou même un besoin ou une recherche de musique), une possibilité d’être animé par une musique jouée ou écoutée, que cela soit positif ou consenti, ou non.
Dès le départ, l’équipe s’est questionnée sur la ou les façons dont la vie musicale est et a été vécue et racontée, sur les normes qui entourent la participation à la vie musicale et sur la nécessité de rendre compte de la pluralité des pratiques musicales. Nous avons voulu concevoir un espace et une méthode de recherche qui nous permettent d’utiliser la tension qui existe à l’intérieur même du concept de vie musicale, entre son aspect cohésif ou collectif, les processus de normalisation qu’elle sous-tend, et ses réalités marginales, contestataires, privées, oubliées ou passées sous silence, pour repenser et réécrire l’histoire musicale de la province de façon critique et inclusive.
La notion de vie musicale implique celles de sociabilité, de pouvoir et de corps. En considérant toute musique ou expérience musicale comme s’inscrivant dans un rapport de pouvoir, on peut analyser la vie musicale comme un effetde pouvoir (on peut penser, par exemple, aux concepts de statut social, d’appartenance et de contrôle, ou encore au rôle de l’éducation musicale par rapport à l’idée de moralité et à une discipline du corps et des comportements). En ce sens, le concept de vie musicale permet de s’intéresser, d’une part, à une musique qui anime les corps, les esprits ou les communautés et participe à la création de collectifs réels ou imaginés à travers des mécanismes d’inclusions et d’exclusions qui lui sont propres. D’autre part, il permet de repenser et de questionner la façon dont on a pu donner vie à cette musique, et ainsi de questionner les conditions à travers lesquelles une musique a pu prendre vie dans un contexte local, historique et culturel donné.
Une méthodologie repensée
Notre revue de la littérature entourant le concept de vie musicale et l’analyse qui s’en est suivie ont rapidement mis en évidence une divergence souvent marquée entre la façon dont certains auteurs traitaient de la vie musicale et de notre propre conception de celle-ci. Cela a soulevé plusieurs questions, entre autres à savoir dans quelle mesure notre propre compréhension de la notion de « vie musicale » pouvait nous empêcher de comprendre celle de certains auteurs. Il a fallu réfléchir à une méthode critique qui nous permette, sans nécessairement valider ou invalider l’utilisation du concept de vie musicale par les auteurs, d’y voir un discours de la vie musicale. Cette réflexion nous a poussés à questionner encore davantage les concepts de « vie, » de « musique » et de « vie musicale » et à commencer à les comprendre non seulement comme concepts et objets, mais aussi comme méthode.
Ce passage d’objet à méthode nous a ramené vers les objectifs d’inclusivité et de décloisonnement du projet. Il a fallu – et il faudra continuellement - se questionner sur notre approche et notre traitement des sources pour que le projet s’inscrive dans une démarche féministe, et non dans un modèle de colonisation du savoir. Les journaux d’époque, notre principale source d’information à date, ignorent ou délaissent une partie importante de la vie musicale : certains des articles de ce dossier montreront davantage le risque d’en arriver à confirmer ou légitimer a posteriori l’idée que cette vie n’existait pas ou se limitait à celle décrite dans les journaux.
Finalement, concevoir la vie musicale comme une méthodologie nous permet de repenser notre concept ou notre objet comme pluriel et flexible, en redéfinition constante. Cela nous permet de concevoir des définitions et d’inclure des thèmes qui sont a priori contradictoires, ou du moins qui n’ont pas besoin de se compléter de façon linéaire. En ce sens, concevoir la vie musicale comme outil méthodologique nous assure de ne pas tomber dans une vision téléologique ou totalisante de la vie musicale, une idée qui rejoint les projets qui nous précèdent sur les vies littéraire et culturelle au Québec. Lucie Robert écrivait en 2012 que « La notion de “vie” est là pour contrer celle de structure » (Robert 2012, 242). C’est cette fluidité et cette complexité que nous espérons montrer à travers ce numéro.
Notes :
[1] Le projet de recherche « La vie littéraire au Québec » a été lancé en 1989 par Maurice Lemire, et propose une historiographie des pratiques littéraires francophones au Québec entre 1934 et 1964. Le projet « Vie Musicale au Québec » s’est inspiré de son approche globale de la littérature, qui permet de la considérer dans son ensemble et comme pratique, plutôt qu’à travers une oeuvre ou un auteur précis. Pour de plus amples informations, consulter: La vie littéraire au Québec
[2] Le projet de recherche « Penser l’histoire de la vie culturelle québécoise », dirigé entre autres par Lucie Robert et Micheline Cambron, cherche à repenser la vie culturelle québécoise de façon heuristique, qui représente mieux la richesse et la pluralité des pratiques culturelles entre 1895 et 1905 et pendant les années 1920. Notre projet s’est inspiré de son approche exploratoire, qui permet de considérer l’expérience culturelle dans toute sa complexité. Pour de plus amples informations, consulter: La vie culturelle au Québec
[2] Le projet de recherche « Penser l’histoire de la vie culturelle québécoise », dirigé entre autres par Lucie Robert et Micheline Cambron, cherche à repenser la vie culturelle québécoise de façon heuristique, qui représente mieux la richesse et la pluralité des pratiques culturelles entre 1895 et 1905 et pendant les années 1920. Notre projet s’est inspiré de son approche exploratoire, qui permet de considérer l’expérience culturelle dans toute sa complexité. Pour de plus amples informations, consulter: La vie culturelle au Québec