Le 6 décembre 1921 au microscope : retombées d’une méthodologie inductive
Par Pascal Desroches
L’un des objectifs principaux du projet Vie Musicale au Québec (VMQ) est d’élaborer une méthodologie qui favorise l’inclusivité d’artistes du début du XXème siècle qui sont ignoré·es ou exclu·es par l’historiographie traditionnelle. Notre méthodologie, basée sur l’analyse exhaustive de différentes tranches de 24h, nous a permis de révéler de nouveaux événements, lieux et acteurs de la vie musicale, et en particulier de confirmer que la place occupée par les femmes dans le monde musical montréalais de l’époque est largement sous-estimée.
Cet article a pour objectif de montrer combien le mode de présentation des données peut influencer notre perception de celles-ci et, ultimement, du passé lui-même. Ainsi, il ne s’agit pas de présenter les résultats de manière détaillée, mais d’utiliser un 24h précis, soit le 6 décembre 1921, pour revenir sur la méthodologie que nous avons employée et montrer à quel point celle-ci influence les données recueillies et leur traitement.
La première étape du projet fut la recherche d’archives. La méthodologie utilisée peut paraître en apparence assez simple : dépouiller les journaux disponibles pour chaque tranche de 24h et compiler tous les évènements musicaux qui y paraissent dans notre banque de données. Pour le 6 décembre 1921, date marquée par la tenue des premières élections fédérales depuis l’obtention du suffrage féminin au Canada (voir figure 1[1]), nous avons recensé 90 évènements musicaux dans les journaux. Ceux-ci peuvent varier d’un spectacle de variétés dans un théâtre (Loew’s[2]) à des offres de cours de musique (« pianiste – accompagnement/concert/leçon – Lucien Jolicoeur[3] »), en passant par des publicités et petites annonces (vente de cabinets de musique[4]) et même des protestations politiques (« tapage » avec trompettes, sifflets et chansons lors d’un discours du politicien conservateur Wilfrid Lamarre[5]).
Ces 90 événements auraient pu etre analysés de plusieurs manières. Or, le choix de ce 24h donnait lieu à ce que soit portée une attention particulière aux femmes et aux différentes postures en matière d’accès à l’espace public, qu’il soit politique (en matière de droit de vote) ou artistique (en matière de citoyenneté culturelle). Lorsqu’on se concentre sur cet objectif sous-jacent de la recherche, on constate que 39 des 90 événements (43,3%) recensés mentionnent au moins une femme – un résultat qui situe la participation des femmes en zone paritaire, mais qui est tout de même trompeur. En effet, si l’on considère seulement les évènements où des musicien·nes sont mentionné·es, soit les représentations et concerts (et non les ventes d’instruments et publicités), on retrace des femmes dans 53,1 % des entrées (n = 39/73). Si ce changement dans le traitement des données semble simple, il montre pourtant que les femmes étaient beaucoup plus présentes dans la vie musicale montréalaise lors de cette journée que ce que laisse penser l’historiographie traditionnelle (voir figure 2). Malgré cela, une telle recherche ne nous offre qu’un portait partiel de la vie musicale de ce 24h, sans données individualisées sur les artistes dont on ne connaît souvent que le nom.
Une fois la recherche dans les journaux complétée, il nous est apparu pertinent de mener une nouvelle recherche plus en profondeur sur les musicien·nes dont les noms étaient rapportés dans les journaux. Bien que cette recherche n’ait pas toujours abouti à suffisamment de résultats pour en apprendre davantage sur l’ensemble des individus recensés, elle demeure une étape essentielle de la recherche, qui peut révéler des facettes inconnues de la carrière, de l’individualité et de la vie de ces musicien·nes. Ce travail a notamment révélé de nouveaux aspects de la carrière d’une figure importante de l’histoire culturelle québécoise, Juliette Béliveau (voir figure 3). Si celle-ci était déjà bien connue pour son implication sur la scène du théâtre, mais la méthodologie VMQ a permis de situer son travail sur scène, à la radio et dans les studios d’enregistrement à titre de chanteuse, soit au sein de l’histoire de la musique et du développement des technologies sonores au cours des années 1920 et 1930. En utilisant Aurora, la banque de données numériques de la Bibliothèque et Archives Canada, nous avons recensé, écouté et analysé 102 entrées d’émissions radiophoniques où nous pouvons l’entendre, parfois en chanson et parfois dans des monologues ou dialogues comiques avec accompagnement musical. Retracer une partie restée dans l’ombre de la carrière de cette artiste, les gens avec qui elle a travaillé ainsi qu’entendre sa voix sont autant d’étapes qui permettent de lui redonner vie d’une manière beaucoup plus concrète et complexe que le recensement seul.
|
La troisième méthode de traitement des données a été la création de cartographies numériques interactives à l’aide du logiciel en accès libre Kumu. Cette approche nous a permis d’établir des liens, de retracer des trajectoires, et d’imaginer les croisements et rencontres possibles entre différents acteurs de la vie musicale. L’objectif de l’une de ces cartographies était de pouvoir rendre compte de la diversité des rôles occupés par des femmes cette journée-là (voir figure 4). C’est en visualisant la multiplicité des angles possibles à travers lesquels une telle recherche pourrait être menée (l’instrumentation, les salles de spectacles, les types d’événements musicaux, le contexte politique, etc.) que l’on réalise à quel point les données d’une seule journée peuvent enrichir notre compréhension de la vie musicale montréalaise de l’époque.
L’aboutissement de cette première phase du projet fut une série de conférences-concerts organisées à l’UQAM. Présentées par les co-chercheuses Vanessa Blais-Tremblay, Laura Risk et Sandria P. Bouliane, ces conférences[6] d’une heure et demie chacune ont dévoilé les informations recueillies lors de la collecte de données et les constats préliminaires de la méthodologie de recherche. D’autre part, elles ont aussi permis à un public contemporain d’entendre pour la première fois depuis presqu’un siècle des pièces associées à chacun des trois 24h. La conférence-concert sur le 6 décembre 1921 a ainsi présenté des pièces du McGill University Song Book et des compositrices Léonie Claude et Albertine Morin-Labrecque, ce qui nous permet d’enrichir non seulement nos connaissances sur ces compositrices, mais aussi notre compréhension de la place des femmes dans la vie musicale montréalaise du début du vingtième siècle. Ces conférences ont aussi permis aux co-chercheuses de vulgariser la recherche, un important objectif à long terme du projet VMQ.
Toutes ces étapes, de la recherche d’archives à la création de cartographies numériques, en passant par l’élaboration des conférences-concerts, s’inscrivent dans la lignée des objectifs du projet La Vie Musicale au Québec. Elles offrent une nouvelle visibilité à des artistes méconnu·es, oublié·es ou exclu·es par l’historiographie traditionnelle de la musique, et un nouveau public à des pièces qui n’ont pas été entendues depuis de nombreuses années. Il ne reste plus, pour clore cette première partie du projet VMQ, qu’à élaborer une plateforme pour partager tout cela avec un plus grand public… ce qui ne devrait pas tarder !
Toutes ces étapes, de la recherche d’archives à la création de cartographies numériques, en passant par l’élaboration des conférences-concerts, s’inscrivent dans la lignée des objectifs du projet La Vie Musicale au Québec. Elles offrent une nouvelle visibilité à des artistes méconnu·es, oublié·es ou exclu·es par l’historiographie traditionnelle de la musique, et un nouveau public à des pièces qui n’ont pas été entendues depuis de nombreuses années. Il ne reste plus, pour clore cette première partie du projet VMQ, qu’à élaborer une plateforme pour partager tout cela avec un plus grand public… ce qui ne devrait pas tarder !
Notes:
[1] Je tiens à remercier Simon-Olivier Godin pour le travail qu’il a effectué en fournissant les archives iconographiques qui sont intégrées au présent article. Je tiens également à remercier Vanessa Blais-Tremblay et Virginie Laliberté-Bouchard pour leurs relectures attentives et leur soutien.
[2] Gazette (The), 1921-12-06, page 7.
[3] Devoir (Le), 1921-12-06, page 4.
[4] Presse (La), 1921-12-06, page 18.
[5] Gazette (The), 1921-12-06, page 6; Patrie (La), 1921-12-06, page 4.
[6] Pour plus de détails sur ces événements, voir « 6 décembre 1921 : la vie musicale au jour de suffrage féminin fédéral », [https://crilcq.org/activites/4026/]; « 31 juillet 1924 : témoin d’une vie musicale décloisonnée », [https://crilcq.org/activites/4027/]; et « 1er juillet 1928 : la vie musicale à Montréal, entre tradition et modernité », [https://crilcq.org/activites/4028/]. Ces conférences-concerts font l’objet d’une série en baladodiffusion qui est en cours de préparation et qui devrait paraître au cours de l’année 2024. Pour plus de détails, voir : https://vmq.mus.ulaval.ca.
[2] Gazette (The), 1921-12-06, page 7.
[3] Devoir (Le), 1921-12-06, page 4.
[4] Presse (La), 1921-12-06, page 18.
[5] Gazette (The), 1921-12-06, page 6; Patrie (La), 1921-12-06, page 4.
[6] Pour plus de détails sur ces événements, voir « 6 décembre 1921 : la vie musicale au jour de suffrage féminin fédéral », [https://crilcq.org/activites/4026/]; « 31 juillet 1924 : témoin d’une vie musicale décloisonnée », [https://crilcq.org/activites/4027/]; et « 1er juillet 1928 : la vie musicale à Montréal, entre tradition et modernité », [https://crilcq.org/activites/4028/]. Ces conférences-concerts font l’objet d’une série en baladodiffusion qui est en cours de préparation et qui devrait paraître au cours de l’année 2024. Pour plus de détails, voir : https://vmq.mus.ulaval.ca.