La charge des orignaux inquiets:
retour sur le rock épormyable d’Alligator Trio
par Daniel Frappier
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Depuis ses débuts, la formation québécoise Alligator Trio jouit d'un succès considérable auprès de la critique. À la sortie du deuxième album du groupe, David Cantin écrit, dans les pages du Devoir: «C'est peut-être ce qu'il fallait pour que le rock d'ici se réveille un peu.» (Cantin, Lamarche et Truffaut 2003, E8) Au Journal de Montréal, le chroniqueur aux arts Patrick Gauthier se dit résolument «sous le charme» de ce qui pourrait bien être «la plus belle surprise rock de 2003 au Québec, [...] votre satisfaction est garantie.» (Gauthier 2003, 34) Du côté du Voir, le responsable de la section musique Antoine Léveillé n'hésite pas, dans une critique de 2009, à qualifier la formation d'«incontournable» confirmé de la scène québécoise. Maintenant, comment expliquer que le nom même d'Alligator Trio demeure à peu près méconnu du grand public? La question, bien que trop vaste pour l'espace qui nous est accordé, trouvera quelques éléments de réponse dans les paragraphes qui suivent. Par le biais d'un retour critique sur le second album du groupe, le présent essai souhaite explorer le réseau d'influences qui traverse la musique des Alligators afin d'en révéler la profonde originalité. De manière plus générale, le texte propose un début de réflexion sur le développement de la scène locale dans le contexte de révolution numérique des années 2000. Le propos s'articulera en deux temps. D'abord, nous esquisserons un portrait global du groupe, de son approche de la musique et des textes et de l'industrie musicale dans laquelle il évolue. Viendra, ensuite, un commentaire portant sur l'album qui nous intéresse plus précisément.
Delta blues, surréalisme et DIY 2.0
Originaire de la Vieille Capitale, la formation Alligator Trio est, au départ, une initiative du guitariste-chanteur et harmoniciste Jacques Bref et du bassiste Bob Dilemme. Rejoint par le batteur Albert Instinct et le poète Rigide Ferraille, le groupe s'attèle à la composition et à l'enregistrement d'un premier opus: Alligator Trio, paru en 2000 chez Les Disques Seppuku. L'album, pratiquement introuvable aujourd'hui, ne laisse à peu près aucune trace dans les médias. Après un rapide tour de presse, il semble que seul David Desjardins, du Voir, y fasse allusion. La chronique, bien que brève, n'est pas sans éloge:
Dans le sillage des Jon Spencer Blues Explosion et Gros Mené, le trio reptilien – dont le premier album éponyme paraissait il y a deux ans – manie violemment le blues, le rock et la langue dans un esprit de choquante liberté. Non pas un terme lancé en l'air, mais une notion fondatrice qu'une industrie vieillissante a occultée pour adhérer à un rock corporatif, rassembleur et accessible. (Desjardins 2002, 26) |
La formation connaît un rayonnement plus intéressant, en 2003, avec son second effort: Les orignaux inquiets. Dans une poésie bien à eux, les membres se rappellent: «Ce florilège contractotestisulaire permet à Alligator Trio de se hisser au sommet de quelques palmarès. Ce qui les amène à brûler les planches de plusieurs bars et de tavernes du Québec.» (Alligator-trio.com d.i., s.p.) Non seulement l'album acquiert-il une certaine popularité auprès des stations de radio universitaires et communautaires, quelques morceaux parviennent même à se tailler une place sur les ondes de Radio-Canada (Entretien 2011, s.p.). Les critiques, quoique toujours peu nombreuses, sont unanimement positives. Jean Beauchesne, par exemple, écrit: «C'est tight, foncièrement respectueux de la tradition sous des dehors nonchalants et ça rentre au poste. De bonnes nouvelles du front.» (Beauchesne 2003, 32) Malheureusement, les Alligators sont vite freinés dans leur élan, quand la bisbille s'installe entre le Trio, Batchef communications et Seppuku. Pour ajouter à la déconfiture, Dilemme décide, au cours de l'année 2004, d'abandonner le projet. Mais les reptiles sont coriaces. Accompagné d'un nouveau venu à la basse, Émile Négligent, et sans le soutien de son ancienne étiquette, le groupe parvient à produire, en 2009, une troisième galette intitulée Les enfants de l'amour. Tout comme son prédécesseur, le disque est plutôt bien reçu par la critique. La chanson-titre est retenue, même, pour figurer sur la trame sonore de la télésérie culte Les invincibles (2005-2009), de François Létourneau et Jean-François Rivard. L'album, cependant, souffre d'une distribution des plus confidentielles: sans l'appui d'une maison de disques, le groupe doit s'occuper lui-même de livrer le matériel. Ainsi, seulement deux commerces conservent, peut-être encore, quelques copies des Enfants de l'amour : CD Mélomane à Québec, L'Oblique à Montréal. Malgré les embuches, il semble qu'un quatrième album soit en préparation. Et Bref nous assure qu'Alligator Trio n'est pas près de baisser les bras: «Pour avancer de façon honnête avec ce que nous offrons comme musique, en 2011 il nous faut aussi envisager cette dernière façon de faire avec les moyens du bord, de l'acharnement et toujours en gardant l'idée de faire durer longtemps le gros fun sale que seul le rock n' roll peut nous procurer.» (Entretien 2011, s.p.) [Note 1]
Maintenant, parlant de gros rock sale, penchons-nous sur le style d'Alligator Trio. Dans la veine de WD-40, de Gros Mené et de Placard, Bref et ses reptiles proposent un blues garage tout à fait décapant. Il suffit de prêter oreille à des morceaux comme «La chasse aux avions», «L'homme visible» ou «Les Escoumins» pour s'en convaincre: de la slide, de l'harmonica et beaucoup de distorsion, une basse bien lourde, une batterie tonitruante et un chant hurlé. À l'écoute de certains passages, tels l'intro en béton de «1994» ou le blues encrassé de «Hélicoptère», d'aucuns pourraient être tentés de rapprocher le son des Alligators du stoner. Pour les moins familiers avec le genre, l'auteur et journaliste Ben Ratliff résume:
Ce que livre le stoner rock, ralenti et magnifié, c'est le riff, héritage persistent du Mississippi blues. Led Zeppelin et Black Sabbath ont été les premiers à en faire un monolithe; Soundgarden ont été ses porte-étendards durant les années 90. Aujourd'hui, Queens of the Stone Age – produit boueux des fosses à pétrole drainées par Kyuss – s'établissent comme les rois du riff rock au début du nouveau siècle. (Ratliff 2000, 127). |
Nous reviendrons au stoner et à la définition de Ratliff plus tard, quand viendra le temps de se pencher sur la musique des Orignaux inquiets. Pour le moment, passons à un autre aspect, essentiel au charme d'Alligator Trio: les textes [NOTE 2]. Tantôt puérile tantôt scabreuse, la poésie de Bref et sa bande crée un univers à la fois drôle et inquiétant, quelque part entre humour absurde et délire surréaliste. Rappelons, ici, pour éclairer notre lanterne, la définition fondatrice d'André Breton:
SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. |
Aidé d'une poignée de collaborateurs, les Alligators pondent des textes déjantés qui valorisent l'association libre d'idées, les jeux de mots bas de gamme et le politiquement incorrect. Une manière, peut-être, pour la formation, de se distancier ou de faire contrepoids à la chanson réaliste et engagée remise au goût du jour, au tournant des années 2000, par des groupes comme Les Cowboys Fringants, Les Vulgaires Machins et Loco Locass. Bref:
J'aime prendre une guitare et me laisser aller à faire n'importe quoi, quitte à faire des conneries. C'est un aspect du rock qui a un peu disparu; maintenant, il y a une vision professionnelle qui fait qu'il faut qu'on ait l'air de travailleurs à temps plein qui se forcent pour écrire des affaires profondes, sérieuses. J'aime bien qu'on écrive sur des choses banales, des anecdotes... Il faut que ça soit libre. Nous, on n'aime pas quand c'est lourd. Je n'ai pas à éduquer qui que ce soit et notre musique n'est certainement pas politisée. (Desjardins 2002, 26) |
À présent, si les paroles du groupe n'abordent jamais directement l'actualité politique, elles ne présentent pas moins, par leur refus de la logique et des connexions habituelles, une certaine forme de résistance. Au-delà du simple effet comique et des images troublantes qu'il peut engendrer, l'absurde offre un espace de liberté d'où il devient possible, pour l'artiste aussi bien que pour le public, de reconfigurer le sens commun. Auteur d'un mémoire en science politique sur les relations entre chanson et identité québécoises, Philippe Alarie écrit:
Il apparaît logique que les mouvements de l'absurde et de l'engagement se chevauchent puisqu'il s'agit souvent de réactions opposées à des situations sociales difficiles. Passé le stade du cynisme, on déconstruit la pensée pour ensuite la reconstruire et affirmer le caractère du projet collectif. L'absurde ne se limite pas à un rejet de la rationalité, il permet aussi une ouverture, une reconsidération du sens qui offre une vue nouvelle. (Allarie 2008, 110) |
Ainsi, peut-être ne faut-il pas s'étonner de voir des groupes comme Navet Confit, André ou Malajube émerger alors que la chanson politisée bat son plein.
Quoi qu'il en soit, rendu ici, nous comprenons un peu mieux ce qu'entendent les Alligators lorsqu'ils affirment que leurs influences vont «de R.L. Burnside à Passe-Montagne en passant par Buckowski [sic], Motörhead et Pierre Harel.» (MySpace.com d.i., s.p.) Aussi, on s'explique aisément le peu de diffusion du groupe sur les grandes stations. Rappelons que, avec des productions tentaculaires comme MixMania et Star Académie, la convergence médiatique et le formatage de la culture populaire québécoise atteignent, au début des années 2000, des sommets. Journaliste et critique musical à La Presse, Alain Brunet écrit, dans un ouvrage de 2003 :
[L'étude des récents palmarès] révèle que la tendance à la concentration de valeurs sûres s'est renforcée. Malgré la présence d'artistes établis tels que Bélanger, Leloup, Boucher, etc. et de quelques recrues – comme le groupe Les cowboys fringants – on constate que la majorité absolue des autres disques ayant dominé le marché répondaient à des normes établies, «approuvées» par la majorité des consommateurs de disques québécois. (Brunet 2003, 102) |
Heureusement, pour les émergents et les indépendants de l'époque, le tournant du nouveau millénaire concorde avec l'avènement de la culture 2.0 et une démocratisation sans précédent du matériel de production. À l'«Âge de Peer», pour reprendre le mot d'Alban Martin (2006), il devient possible de faire ce qui était impensable il y a 20 ans: réaliser soi-même un album et rejoindre, ou du moins l'espérer, un vaste public grâce à ces nouvelles vitrines que sont MySpace, Bandcamp et SoundCloud ou par l'intermédiaire de l'un des nombreux blogues, webzines et autres sites spécialisés qui peuplent la Toile. Un revirement que Hubert Mansion, ex-avocat en droit des artistes, voit d'un bon œil:
Internet ayant pour effet de diminuer le bénéfice des maisons de disques, elles ne pourront plus investir dans de nouveaux talents, de sorte que l'offre sera moins «diversifiée», telle est la thèse des syndicats professionnels de l'industrie. J'en suis moi-même bouleversifié. Si vous croyez à cette sottise, rendez-vous immédiatement dans n'importe quel magasin de disques et regardez cette offre diversifiée dont on nous casse les oreilles. S'il fait froid, allumez votre radio et écoutez l'offre diversifiée; faites la même chose avec votre télé. Où voyez-vous de l'offre diversifiée, je vous le demande sincèrement? Nulle part. Prétendre que les multinationales souhaitent nous proposer le plus grand nombre de talents revient à dire que Coca-Cola a intérêt à offrir à ses consommateurs le plus large éventail de boissons gazeuses. Coca-Cola n'a qu'un fantasme: que nous buvions tous du Coca-Cola à tous les repas, dans tous les pays et à tous les étages. Le temple de la diversité musicale, justement, c'est le Net. En dehors ne règnent que la concentration, la synergie, la convergence, l'entonnoir. (Mansion 2005, 180) |
Certes, Internet n'est pas le remède à tous les maux et les drilles d'Alligator Trio peinent toujours, quinze ans après leur premier album, à se faire connaître. Cela dit, il est permis de se demander où en serait le groupe sans ce redoutable médium.
La charge des orignaux inquiets
Nous voilà fin prêt à aborder, en toute connaissance de cause, l'album qui nous intéresse. Comme il a été mentionné, la musique d'Alligator Trio propose un heureux croisement de blues garage teinté de stoner et de poésie surréaliste. C'est là, nous croyons, que réside le principal intérêt du groupe. Au début des années 2000, rares sont ceux qui, depuis la scène québécoise, osent s'aventurer dans les «fosses à pétrole drainées» du rock désertique: Floating Widget, Gros Mené et WD-40, par moments. Du coup, les Alligators peuvent être considérés parmi les défricheurs d'un certain stoner à la québécoise, pour ainsi dire: une musique propulsée, au cours de la dernière décennie, par des groupes comme Priestess et Dopethrone, Galaxie et les Dales Hawerchuk, Rouge Pompier et Les Indiens. En ce qui concerne Les orignaux inquiets, un morceau comme «À quoi qu'i rêvent les gros qui dorment dans l'autobus» satisfait parfaitement aux critères de Ratliff: une pièce oscillant entre le blues et le hard rock, essentiellement basée sur le motif, lent et hypnotique, de la slide. Il s'agit, sans contredit, de la pièce la plus stoner de l'album, voire de toute la discographie des Alligators. Aussi, le morceau est assez représentatif de la poésie reptilienne. Après deux minutes à faire tourner les mêmes trois accords, le groupe prend quelques secondes, le temps que Bref s'empare du micro pour y hurler sa question: «À quoi qu'i rêvent les gros qui dorment dans L'AU-TO-BUS!?!» Ce sont les seuls mots de la pièce: le sinueux riff reprend, l'instant de quelques boucles, avant de s'éteindre en un dernier glissando, comme croulant sur son propre poids. Certes, Bref et ses collègues ne sont pas les premiers rockers québécois à proposer des textes hallucinés: les catalogues de Raôul Duguay, de Robert Charlebois et de Lucien Francœur, pour nous en tenir aux grands noms, comportent leurs lots de chansons psychédéliques. À l'époque des Orignaux inquiets, toutefois, peu peuvent s'enorgueillir, dans la Belle Province, d'embrasser le surréalisme d'aussi près que ne le font les Alligators: Gwenwed, Les Trois Accords et Les Denis Drolet ou, dans un registre plus obscur, Les Abdigradationnistes, Jérémi Mourand et Les Georges Leningrad. Prenons, comme autre exemple, la pièce «Tigre mou»:
Signé Ferraille, le texte cadre parfaitement avec la définition de Breton, évoquée plus haut. Il remplit, du moins, son critère de base: le libre jeu de la pensée, des associations d'idées dictées en l'absence de tout contrôle de la raison, en dehors de la moindre préoccupation esthétique ou morale: «tigre mou», «crache ta liane», «scrap ton présent! mange ton cœur! pis ris!» De plus, et c'est là un autre trait surréalisant, la pièce exacerbe, au détriment du sens, le côté palpable des mots. D'abord, à travers une série de virelangues et d'autres jeux phonétiques: «qui coule et qui coule le long de ta colonne», «les ongles sales et longs», «les pieds mouillés [...] les dents rouillées». Mais aussi par la disposition graphique du texte: la symétrie verticale, presque parfaite, ne saurait être un hasard. Nous le répétons: les exemples d'un surréalisme aussi poussé, dans l'histoire de la pop québécoise, sont rares. Cette originalité, cependant, a son revers: elle ne met que trop en valeur le conformisme, pour ne pas dire le conservatisme, de la musique du groupe. En effet, malgré une approche intéressante du blues et du stoner et quelques tournures instrumentales inattendues, le rock des Alligators demeure, comme le dit Beauchesne, «foncièrement respectueux de la tradition»: une instrumentation héritée de Buddy Holly et ses Crickets, des enchaînements d'accords typiquement blues, une structure couplet-refrain tout ce qu'il y a de plus prévisible. La seule pièce, il nous semble, à offrir un semblant d'équivalent musical aux paroles du groupe est «Algèbre»: une guitare dissonante sur un rythme désarticulé, au bord de l'effondrement, accompagnés par une basse martelée, qu'on croirait jouée avec les poings. Deux minutes à ne pas savoir sur quel pied danser, malgré l'énergie contagieuse des musiciens et un intermède au funk bien gras, accrocheur au possible. On regrette que le groupe ne s'aventure pas davantage sur de tels sentiers.
Quelques mots, à présent, sur la réalisation, toujours assurée par le groupe, et la qualité de l'interprétation. Comme on peut s'y attendre, venant d'une formation garage, Alligator Trio ne fait pas dans la délicatesse. Les orignaux inquiets, comme les deux autres albums, donne à entendre un rock brut, sans fioriture, plus proche de la performance live que du travail de studio: pas ou peu d'overdubs, des bruits ambiants restent perceptibles, certains ratés sont conservés. «Algèbre», par exemple, se termine quand un passant s'invite dans le local d'enregistrement du groupe:
- Je voulais juste voir c'était qui qui jouait. Êtes-vous un groupe connu, vous autres? |
En ce qui a trait à l'interprétation, maintenant, sans jouer les virtuoses, les musiciens d'Alligator Trio sont vraisemblablement doués et savent très certainement ce qu'ils font: le jeu est survolté mais reste sous contrôle, les passages plus libres et les solos sont bien exécutés, des structures relativement complexes sont échafaudées. Nous venons d'évoquer «Algèbre», avec sa mélodie déroutante et ses saccades. Un autre titre à retenir notre attention est «L'homme visible», dont la section centrale est particulièrement alambiquée: après un solo bref mais endiablé, le groupe laisse les rythmes réguliers pour se lancer, l'espace de quelques mesures, dans un bridge tout en angles à la sortie duquel il attaque, sans souffler, le troisième et dernier couplet. Tout se passe en moins de trente secondes et sur un tempo enlevé, mais les musiciens restent en pleine possession de leurs moyens.
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Du coup, il y a de quoi s'interroger quand un critique, par ailleurs emballé, avance que «ce band de taverne manque encore de métier.» (Cantin, Lamarche et Truffaut 2003, E8) À l'évidence, sans que cela ne constitue une priorité pour eux, les membres du Trio connaissent leurs instruments et sont capables, comme en témoignent «Algèbre» et «L'homme visible», de compositions plus ardues. Reste le chant de Bref. Selon Marc-André Pilon, de l'équipe de Bande à Part, l'homme «ne possède pas la plus grande voix, et elle peut devenir lassante. Y rajouter quelques effets à l'occasion pourrait aider.» (Pilon 2010, s.p.) Ce à quoi nous sommes tenté de répondre que, depuis Bob Dylan jusqu'à Courtney Barnett en passant par Lemmy Kilmister et Kurt Cobain, le rock ne s'adresse pas tant aux oreilles qu'aux tripes.
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Mais revenons aux Orignaux inquiets, histoire de glisser quelques mots sur l'adorable couverture cartonnée, réalisée par Martin Chouinard et Émilie Hallé. Ornant jusqu'au verso de la pochette, l'illustration montre un orignal plongeant tête première dans la cape d'un matador. Une image qui colle parfaitement à l'approche surréalisante du groupe. Rapportons-nous, pour une dernière fois, à Breton qui, en 1929, écrit: «La surréalité sera d'ailleurs fonction de notre volonté de dépaysement de tout.» (Ernst 1970, 254) Quelques années plus tard, son collègue Max Ernst définit son travail de collagiste en termes similaires:
Je suis tenté d'y voir l'exploration de la rencontre fortuite de deux réalités distantes sur un plan non-convenant (cela soit dit en paraphrasant et en généralisant la célèbre phrase de Lautréamont: Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie) ou, pour user d'un terme plus court, la culture des effets d'un dépaysement systématique […] Une réalité toute faite, dont la naïve destination a l'air d'avoir été fixée une fois pour toutes (un parapluie) se trouvant subitement en présence d'une autre réalité très distante et non moins absurde (une machine à coudre) en un lieu où toutes deux doivent se sentir dépaysées (sur une table de dissection), échappera par ce fait même à sa naïve destination et à son identité; elle passera de son faux absolu, par le détour d'un relatif, à un absolu nouveau, vrai et poétique: parapluie et machine à coudre feront l'amour. (Ernst 1970, 253-254, 255-256) |
La formule convient parfaitement à l'illustration de Chouinard et Hallé: un orignal et un matador, rencontre fortuite s'il en est une, réunis en un espace qui leur est tout à fait étranger: un album rock. Union contre-nature d'où ne peuvent naître que des anomalies, des visions et des significations inédites – de quoi donner un tout autre sens aux «enfants de l'amour». Enfin, comment ne pas penser, rendu où nous en sommes, à Claude Gauvreau et à sa célèbre Charge de l'orignal épormyable (1956)? Les Alligators, vu leurs penchants surréalistes, ne sont certainement pas insensibles au langage «exploréen» du poète automatiste (Gauvreau 1992, 228). C'est là une question qui, malheureusement, devra être discutée en d'autres circonstances. Pour l'instant, contentons-nous de dire que, telle la bête sur la couverture des Orignaux inquiets, le rock du Trio charge à fond de train et menace d'emboutir quiconque les en défie. «Et il est certes épormyable; c'est-à-dire qu'il a des côtés formidables et fantastiques.» (Gauvreau 1992, 120)
À plus tard, crocodiles
Dans sa critique de 2003, Cantin se demande si la «fougue incendiaire» des Orignaux inquiets ne pourrait pas raviver, ne serait-ce qu'un peu, le rock québécois. (Cantin, Lamarche et Truffaut 2003, E8) Douze ans plus tard, la scène locale paraît plus dégourdie que jamais: les nouvelles technologies permettent à une pléthore de petits groupes d'enregistrer et de se faire entendre, à travers un réseau de sites et de webzines toujours plus étendu, et des noms comme The Unirons, Arcade Fire et The Besnard Lakes sont connus aux quatre coins du globe. Dans un dossier spécial, consacré à la première moitié des années 2000, l'équipe de Bande à Part écrit:
Le rock québécois se définit et change de l'alternatif au garage, mené par les Galaxie 500 [aujourd'hui Galaxie], Le Nombre et Breastfeeders de cette province. Les étiquettes C4 et Blow The Fuse y font pour beaucoup, appuyées par des agences de promotion comme Bonsound. L'étiquette Dare To Care s'occupe de l'indie rock, avec Malajube, mais aussi du punk avec les Sainte-Catherines et la Descente du coude comme ambassadeurs ici et ailleurs. Le métal continue à dépasser les limites des musiciens et nos groupes tournent dans le monde. Despised Icon et Ion Dissonance sont en 2006 des stars chez nos voisins du Sud, mais de jeunes formations telles que Beneath The Massacre sont prêtes à prendre la relève. (Desfossés, Cayer et Pilon 2006, s.p.) |
Difficile, maintenant, de mesurer l'impact d'un joueur de seconde zone comme Alligator Trio dans toute cette effervescence. Avec le recul, il faut bien reconnaître que le groupe n'est pas le catalyseur espéré par Cantin. En revanche, force est d'admettre que son blues rock surréalisant annonce autant les riffs suintant de Galaxie, de Bernard Adamus et de Rouge Pompier que les images improbables de Navet Confit, de Malajube et des Appendices. Dans la foulée du succès de ces artistes, les Alligators finiront peut-être par recevoir, à titre de précurseurs, l'attention qui leur revient. C'est chose souhaitable: ces créatures sont d'une espèce rare, elles méritent tout notre amour.
Notes
NOTE 1. Dans l'attente d'un prochain album, les fans d'Alligator Trio peuvent toujours suivre les quelques sorties en solo de Bref ainsi que son travail avec La Chose, quintette corrosif autour duquel gravitent, également, Ferraille et Négligent.
NOTE 2. Notons que, parallèlement à leurs projets musicaux, Bref et Ferraille sont auteurs chez Moult Éditions. Voir Scrapitude et autres poèmes erratiques (2011) et Gens de chez nous (2012).
NOTE 1. Dans l'attente d'un prochain album, les fans d'Alligator Trio peuvent toujours suivre les quelques sorties en solo de Bref ainsi que son travail avec La Chose, quintette corrosif autour duquel gravitent, également, Ferraille et Négligent.
NOTE 2. Notons que, parallèlement à leurs projets musicaux, Bref et Ferraille sont auteurs chez Moult Éditions. Voir Scrapitude et autres poèmes erratiques (2011) et Gens de chez nous (2012).
Sources
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BEAUCHESNE, Jean. 2003. «Disques», dans Le Journal de Montréal, 19 juillet, Cahier Week-End, p. 32.
BREF, Jacques, Rigide FERRAILLE. 2012. Gens de chez nous, Montréal: Moult, 52 p.
BRETON, André. 2009 [1924-1942]. Manifestes du surréalisme, Paris: Gallimard, 175 p.
BRUNET, Alain. 2003. Le disque ne tourne pas rond, Montréal: Coronet liv, 292 p.
CANTIN, David, Bernard LAMARCHE, Serge TRUFFAUT. 2003. «Du passé comme tremplin», dans Le Devoir, 7-8 juin, p.E 6, E8.
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DESJARDINS, David. 2002. «L'arme du crocodile», dans Voir Montréal, du 28 mars au 3 avril, p. 26.
DUPLESSIS, Yvonne. 2002. Le surréalisme. Paris: PUF et Gallimard, 128 p.
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GAUTHIER, Patrick. 2003. «Alligator Trio – Irrésistible rock reptilien», dans Le Journal de Montréal, 19 juillet, Cahier Week-End, p. 34.
GAUVREAU, Claude. 1992 [1956]. La charge de l'orignal épormyable, Paris: Hexagone, 250 p.
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KOT, Greg. 2000. «The Big Buzz – A Guide to the New Stoner Rock», dans Rolling Stone, 22 juin 2000, p. 38.
LÉVEILLÉ, Antoine. 2009. «Méditation bruyante», dans Voir Québec, du 26 novembre au 2 décembre 2009, p. 6.
MANSION, Hubert. 2005. Tout le monde vous dira non, Outremont: Stanké, 322 p.
MARTIN, Alban. 2006. L'Âge de Peer, Paris: Village Mondial, 203 p.
PILON, Marc-André. 2010. «Les enfants de l'amour», sur Bandeapart.fm, 2 février 2010.
RATLIFF, Ben. 2000. «Queens of the Stone Age – Rated R», dans Rolling Stone, 22 juin, p.127-128.
Autres
Entretien de l'auteur avec Jacques Bref (réalisé en mars 2011)
MySpace.com/Alligatortrio
Alligator-trio.com
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Entretien de l'auteur avec Jacques Bref (réalisé en mars 2011)
MySpace.com/Alligatortrio
Alligator-trio.com