Œuvre d’art partielle
Analyse de l’album Gesamtkunstwerk
de Dead Obies
par Arnaud Trépin-Melançon
Comme le glaçage à gâteau, la prétention peut écœurer lorsqu’elle se présente seule, mais être un joli agrément lorsqu’elle accompagne une pâte d’ambition talentueuse. Quand on cherche à créer un Gesamtkunstwerk, et qu’on intitule le résultat Gesamtkunstwerk, la meringue est mieux de se tenir.
On chercherait à contourner le titre qu’on y passerait la semaine, alors autant l’affronter: le terme allemand Gesamkunstwerk, généralement traduit par «œuvre d’art totale», reçoit de nombreuses acceptions selon les époques et les artistes qui s’en réclament. Le point commun de ces interprétations peut être décelé dans une «volonté de réunion» (Junod 2017). Pour Richard Wagner, qui fut un des premiers à le théoriser, le Gesamtkunstwerk devait unifier les différentes branches de l’art (visible, audible, verbal) en une totalité qui, réalisée, aurait pour fonction politique de rassembler les spectateurs en une communauté, à la façon du théâtre antique. L’opéra wagnérien devint alors l’occasion d’intégrer la danse, le jeu, le chant, la performance musicale, le mythe, la poésie; qui plus est dans un bâtiment construit et ornementé à cette fin, le Festspielhaus de Bayreuth.
Les grands ensembles architecturaux (mot qui dérive du grec archè, le principe, l’organisation) se prêtent aussi bien à cette inféodation de différents arts et techniques — statuaire, ornementation, peinture, menuiserie, optique, gravure — à un projet, dont la Sagrada Família (1882-présent) d’Antoni Gaudì, immense poème de pierre, constitue un exemple éloquent. Dans ses acceptions les plus ambitieuses, l’œuvre d’art totale se veut tellement englobante qu’elle vise son propre effacement: elle cherche à se fondre dans la réalité au point où elle devient ce qu’elle représente, identité parfaite de l’art et de la vie, du signifiant et du signifié. Si on pouvait s’asseoir sur le mot «chaise» ou fumer la pipe de Magritte, on aurait alors quelque chose comme une œuvre d’art totale.
Les grands ensembles architecturaux (mot qui dérive du grec archè, le principe, l’organisation) se prêtent aussi bien à cette inféodation de différents arts et techniques — statuaire, ornementation, peinture, menuiserie, optique, gravure — à un projet, dont la Sagrada Família (1882-présent) d’Antoni Gaudì, immense poème de pierre, constitue un exemple éloquent. Dans ses acceptions les plus ambitieuses, l’œuvre d’art totale se veut tellement englobante qu’elle vise son propre effacement: elle cherche à se fondre dans la réalité au point où elle devient ce qu’elle représente, identité parfaite de l’art et de la vie, du signifiant et du signifié. Si on pouvait s’asseoir sur le mot «chaise» ou fumer la pipe de Magritte, on aurait alors quelque chose comme une œuvre d’art totale.
Dans le cas qui nous occupe, transposé à la musique commerciale de six jeunes rappeurs montréalais, le Gesamtkunstwerk devient un processus d’élaboration plutôt qu’un produit final où la distinction entre les prestations en direct (live) et en studio est brouillée. C’est la réunion de l’artiste et du spectateur, bien plus que celle des arts ou des sens, qui semble ici visée. L’album Gesamtkunstwerk (2016) de Dead Obies, partiellement enregistré devant auditoire au centre PHI puis retravaillé en studio, promeut ainsi la foule au rang de septième membre. Par là, le groupe fait de la scène, et non des écouteurs, le lieu propre de son œuvre. C’est néanmoins l’album enregistré, et non son actualisation dans un spectacle, qu’il nous est donné de juger ici.
Cet album, donc, a de quoi rafraichir les pavillons. Rythmes (beats) frondeurs et profonds, débits (flows) et allitérations efficaces, soupçon d’engagement, décomplexion stylistique: tous les ingrédients d’un succès critique y sont.
On se permet même de camoufler les inflexions prog, si heureuses et puissantes sur Montréal $ud, par un recours quasi systématique au découpage couplet-refrain conventionnel. Certains des accroches (hooks) monstrueux donnent également un vernis pop bien séduisant à l’album. |
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Cependant, quand on cesse de se laisser enivrer par le bruissement de la langue pour se concentrer sur les textes, il y a de quoi tiédir. Il apparaît d’abord que le registre poétique a été pratiquement éliminé. Montréal $ud, qui contenait aussi sa part de superficialités, n’était pourtant pas avare de telles lignes :
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J’suis d’la mauvaise graine, de la racine à la cime de l’arbre Sip un Cola vite fait, Michelina-pizza-frette! |
Ces vers offrent plusieurs textures à l’oreille et à l’intellect de l’auditeur. Dans le second cas, par exemple, les allitérations roturières en «t» et en «p» contribuent à dénoncer un habitus misérable. On sent à l’œuvre une volonté d’accorder l’expression à l’exprimé. Or, dans l’album Gesamtkunstwerk, c’est un tout autre ton qui domine.
Straight pimpin’ is a fact, yeah we been doin’ that |
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Voilà des lignes qu’on retrouve dans le premier single de l’album, et qu’on peut donner sans caricaturer pour représentatives de l’album. Ça sonne et ça chante, mais le contenu propositionnel de ces phrases est quasi nul. Dead Obies a-t-il encore quelque chose à dire?
Laissons d’abord le groupe, en la personne de Yes McCan, se justifier devant les bad boys radio-canadiens (SRC) de La soirée est (encore) jeune :
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«Les critiques de musique ou des journalistes, ces gens-là, leur médium, c’est l’écriture. Donc ce qu’ils voient, avant la musique, ils voient l’écriture. Y’a cette nuance-là qui se perd quand on interprète juste le texte. Pis le rap, ça vaut rien si t’as pas la musique, si t’as pas ce beat-là en arrière.» |
Eux qui manient la rime et la prosodie avec grand art, qui se réclament de Guy Debord, qui s’engagent dans une démarche artistique inspirée du romantisme allemand, qui citent musicalement Félix Leclerc et Jean Leloup, réclament le droit… d’écrire des textes qui ne sont pas assez solides pour supporter leur propre poids? Qui sont, à la limite, insignifiants? Perplexité.
On pourra répondre que le rap est un mode d’expression et un milieu thématiquement comme sociologiquement très normé, imposant ce faisant son lexique et ses leitmotive, ou que les paroles n’acquièrent leur sens plénier qu’une fois prononcées et bien campées dans la basse. Soit. Reste, d’une part, que les libertés inhérentes à ce qu’on aime appeler le post-rap peuvent aussi bien s’appliquer aux textes qu’aux trames. Reste, d’autre part, que les mots qui composent ces textes ont été consciencieusement choisis et signifient quelque chose. Sinon, autant écrire en «exploréen» comme Gauvreau — langue que les membres aiment d’ailleurs à évoquer pour légitimer leurs licences linguistiques.
Ces mots, justement, sont utilisés avec grande efficacité pour critiquer l’uniformité et la monotonie aliénantes du métro-boulot-dodo banlieusard dans Montréal $ud. Sur Gesamtkunstwerk, on a la forte impression que seules la rime et la recherche d’effets percutants président à l’écriture. Les rappeurs semblent plus que jamais s’être retournés vers eux-mêmes. On les écoute sans cesse chercher à se définir par leur famille élective, leur milieu social, leur vie cahoteuse, leurs chaussures. Et, surtout, on les entend marteler leur supériorité sur des haineux (haters) et des adversaires invisibles qui leur servent de repoussoir.
Moi pis mes homies only / Moi pis mes girls seulement |
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Motherfucker, I’m moi! Toi, t’es pareil à tou’é autres |
Now, run! La mise, je l’ai doublée, les drinks, j’les ai doublés |
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Singularisés, poussés en bas du nid collectif, les membres de Dead Obies appellent donc au DO IT, avec cette imagerie empreinte de nostalgie inspirée de Nike [NOTE 1]. Arrête de parler et «shake ton squelette», bouge, cours, même. Parfaitement dans l’air du temps, ils ressassent leur version du carpe diem-YOLO, selon lequel il faut se définir par l’action insouciante et par la bonne histoire qu’elle nous permettra de raconter. Mais cette injonction demeure sans objet précis: qu’est-ce qu’on doit faire? Contre qui on gagne? Vers quoi on court? Il n’est pas du tout certain qu’ils le sachent eux-mêmes.
J’pense pas qu’personne sache anything for sure |
On reconnaît là une figure du nihilisme: devant le vide de l’existence et l’incapacité d’orienter un projet de vie, on préconise les plaisirs immédiats dont les bienfaits semblent assurés. Les gars de Dead Obies reproduisent donc dans leur contenu un stéréotype contestataire qui se réfugie dans un hédonisme quelconque: smokin’, rollin’, drinkin’, fuckin’, get dough [NOTE 2]. Toute une subversion!
On s’explique mal comment ces rappeurs peuvent subordonner leur talent et leur intelligence — car des traits d’esprit, de l’érudition et des jeux de mots sublimes, il y en a dans ce disque — à la célébration de platitudes pareilles. Et il ne vaudrait même pas la peine d’en parler si le décalage entre l’ambition affichée et les fadaises énoncées n’était pas si flagrant. Dead Obies peut-il refermer l’abime qui sépare la qualité de son signifiant de celle du signifié? Peut-il nourrir l’intellect autant que les oreilles et les passions? Il y a fort à parier que oui. Alors seulement le groupe pourra-t-il accorder sa prétention et son produit, et aspirer à être plus que les Backstreet Boys des collégiens marginaux.
Néanmoins, un vague espoir persiste en l’auditeur que les textes de Gesamtkunstwerk ne soient pas un peu, mais très ironiques. Le paradoxe du comédien, dit Denis Diderot, c’est que meilleur il est, plus il simule ce qu’il joue [NOTE 3]. Moins il sent lui-même, et plus il fait sentir à la foule.
It’s all about the money! / Tu prends ça pour du cash, I suppose? |
Peut-être Dead Obies joue-t-il sa partition à la perfection et réussit, à un troisième degré qui n’est ni celui de la promotion primaire d’une identité stéréotypée, ni celui de la dénonciation ironique et spectaculaire de celle-ci, à nous faire sentir la vacuité de l’existence. Si c’est le cas, c’est franchement réussi. On se trouve alors devant un grand et véritable Gesamtkunstwerk. Il faudrait aller s’asseoir au bar et siroter un San Pellegrino avec eux pour y voir plus clair.
NOTES
NOTE 1. Son slogan, son swoosh, son apologie de la performance, du mouvement et surtout, du triomphe – rappelons que Niké est le nom de la déesse grecque de la victoire – prennent tous place dans leur «mythologie». [Retour]
NOTE 2. Le «mode de vie» proposé, qui est présenté comme désirable et ainsi érigé en une sorte modèle, représente en fait une contestation normalisée, écrite et mise en scène pour être vendue. Cela est d’autant plus étonnant que les membres du groupe (qui, si l’on en croit l’entrevue donnée à l'émission Tout le monde en parle [SRC], se sont inspiré de Guy Debord) se soumettent à la critique même de Debord : « À l’acceptation béate de ce qui existe peut aussi se joindre comme une même chose la révolte purement spectaculaire : ceci traduit ce simple fait que l’insatisfaction elle-même est devenue une marchandise » (Debord 1992, p. 54-55). [Retour]
NOTE 3. «C’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres: c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs; et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes» (Diderot 1830, p. 16). [Retour]
SOURCES
DEAD OBIES. 2013. Montréal $ud. Disque compact. Bonsound.
DEAD OBIES. 2016. Gesamtkunstwerk. Disque compact. Bonsound.
Bonsound. 2016. Dead Obies in Gesamtkunstwerk : ein Dokumentarfilm [Vidéo publié en ligne le 24 février 2016].
DEBORD, Guy. 1992 [1967]. La société du spectacle, Paris: Gallimard.
DIDEROT, Denis. 1830. Paradoxe sur le comédien, Paris: A. Sautelet et Co.
JUNOD, Philippe. 2017. «Œuvre d’art totale». Encyclopaedia Universalis.
TOUT LE MONDE EN PARLE. 2016. Entrevue avec le groupe Dead Obies animé par Guy A. Lepage le 6 mars 2016. Tout le monde en parle. Montréal: Société Radio-Canada.
DEAD OBIES. 2013. Montréal $ud. Disque compact. Bonsound.
DEAD OBIES. 2016. Gesamtkunstwerk. Disque compact. Bonsound.
Bonsound. 2016. Dead Obies in Gesamtkunstwerk : ein Dokumentarfilm [Vidéo publié en ligne le 24 février 2016].
DEBORD, Guy. 1992 [1967]. La société du spectacle, Paris: Gallimard.
DIDEROT, Denis. 1830. Paradoxe sur le comédien, Paris: A. Sautelet et Co.
JUNOD, Philippe. 2017. «Œuvre d’art totale». Encyclopaedia Universalis.
TOUT LE MONDE EN PARLE. 2016. Entrevue avec le groupe Dead Obies animé par Guy A. Lepage le 6 mars 2016. Tout le monde en parle. Montréal: Société Radio-Canada.