1992:
Les émeutes de Los Angeles en quatre beats
par Guillaume Lussier
Les émeutes de Los Angeles de 1992 durèrent environ une semaine. Elles furent déclenchées par les verdicts de non-culpabilité des quatre policiers qui, un peu plus d’un an auparavant, le 31 mars 1991, avaient battu l’Afro-Américain Rodney King, une violence raciale de trop pour la communauté. C’est suite à une poursuite automobile à haute vitesse que les policiers exercèrent ce que plusieurs considérèrent à l’époque comme un abus de force sur King, sans savoir pourtant qu’un citoyen les filmait. L’arrestation a été vue par des millions d’Américains, scandalisés. C’est le 29 avril 1992, date où furent divulgués les verdicts de non-culpabilité que les émeutes commencèrent. Quatorze mois plus tôt, la communauté avait subi un autre assaut: le meurtre de la jeune afro-américaine Latasha Harlins par une commerçante coréenne, survenu le 16 mars 1991, soldé par la peine largement adoucie que lui donna une juge blanche, Joyce Karlin, en ignorant la peine d’homicide volontaire suggérée par le jury. Cela contribua à rendre les relations entre les communautés afro-américaine et coréenne d’autant plus tendues.
Le premier jour des émeutes fut violent: Reginald Denny, camionneur blanc, est tabassé en pleine rue, à l’angle de Florence et Normandie, au cœur du quartier South Central de Los Angeles. S’il y avait déjà des tensions raciales à Los Angeles, les émeutes de mai 1992 en furent le point culminant. C’est un profond sentiment d’injustice et une colère sourde qui s’exprimèrent de façon brutale, jusque dans les chansons qui s’en inspirèrent.
L’avant: «Gansta Gansta» et «Black Korea»
La fin des années 1980 à Los Angeles voyait s’intensifier le War on Gangs, extension du fameux War on Drugs initié par le président Nixon quelques quinze années plus tôt. C’est pour s’attaquer à deux groupes dont les idées politiques étaient hostiles à sa présidence que Nixon mit cette guerre en branle: les hippies, dont la drogue de prédilection était la marijuana, et les Noirs américains, associés à l’héroïne ainsi qu’à la cocaïne. Puis, le crack, un dérivé de la cocaïne beaucoup moins cher à produire et qui pouvait être coupé avec bien d’autres substances, monta en popularité et se mit à faire des ravages dans les rues de South Central.
Une opération policière marqua particulièrement les esprits: Operation Hammer, dont l’action culmina le soir du premier août 1988 dans le quartier South Central de Los Angeles, majoritairement afro-américain. Quatre-vingt-huit policiers de la LAPD saccagèrent deux immeubles résidentiels à la recherche de dealers de crack et laissèrent des graffitis proclamant «LAPD RULES». Un des policiers présents ce soir-là dira: «On ne faisait pas que fouiller pour de la drogue. On envoyait un message qu’il y a un prix à payer quand on vend de la drogue et qu’on fait partie d’un gang.» (LA Times, 2001) Un climat d’intimidation éhontée régnait dans South Central si l’on se fie aux destructions sans discernement que commirent les policiers ce soir-là.
1988.C’est sans doute en s’inspirant de cette conjoncture délétère qu’un groupe de jeunes rappeurs afro-américains de Compton scandèrent «Fuck Tha Police» en 1988. N.W.A., acronyme de «Niggaz Wit Attitudes». Ruthless («sans compromis, sans pitié») était le nom de leur étiquette musicale. Alors que, du côté du East coast, des rappeurs utopiques et politisés comme Rakim et Chuck D, parlaient de contrôle de soi et de discipline, des valeurs cardinales du reaganisme politique (Chang 2005, 319), le côté excessif de N.W.A séduit les jeunes
|
|
Référence directe à cette «war on drugs» et à son slogan ultra-publicisé «Just say no», ces paroles décrivent bien l’attitude du groupe qui n’entend pas se laisser intimider par les forces policières. Ces paroles sont aussi une injonction à la liberté de vivre et d’expérimenter; quiconque a déjà écouté du Dr. Dre ou du Snoop Dogg connait leur attrait pour la fumée verte. Selon Chang, plusieurs caractéristiques attireront les jeunes: leur authenticité street, leur sentiment de rébellion adolescente et leur crédo individualiste du get mine, qu’on pourrait comprendre comme le désir d’avoir de l’argent et d’être à l’aise (Chang 2005, 320). Dans un tel contexte de tensions sociales, en raison du succès massif chez les jeunes de la sortie de l'album Straight Outta Compton, sur lequel figurera la chanson «Fuck Tha Police», les dénonciations et les appels à la censure ne tarderont pas à venir. Tout d’abord, la chanson s’ouvre sur la mise en scène d’un procès fictif où les rôles sont inversés: les membres du groupe incarnent respectivement un juge, un greffier et un témoin alors que l’accusé est le Département de Police de Los Angeles [LAPD]. S’en suivent trois couplets rapés par Ice Cube, MC Ren et Eazy-E qui prennent la forme de plaidoyers contre la brutalité policière et le profilage racial:
Ces vers de Cube rendent parfaitement compte du problème selon lequel les noirs sont systématiquement assimilés à des vendeurs de drogue par la police de Los Angeles. Le rappeur termine même son verse en menaçant les policiers:
|
|
1991.
La chanson «Black Korea» d’Ice Cube, parue sur son fameux album de 1991 Death Certificate fait part d’une réalité afro-américaine connexe: le racisme dont les communautés noires et coréennes sont à la fois victimes et coupables l’une envers l’autre. Si sa chanson entend dénoncer le racisme de certains Coréens-Américains à l’endroit des Afro-Américains de Los Angeles, Ice Cube se rend lui-même coupable de racisme, par exemple lorsqu’il rebaptise les commerçants coréens américains de «little Chinese motherfucker» et qu’il fait allusion à leur «chop suey ass». Les faits confirment la tension entre communautés: la moitié des commerces qui furent pillés lors des émeutes de 1992 appartenaient à des citoyens issus de la minorité coréenne-américaine (Itagaki, p. 37). Les conflits entre la minorité coréenne et la communauté afro-américaine étaient même connus du grand public, nous apprend Lynn Mie Atagaki dans son livre Civil Racism: The 1992 Los Angeles Rebellion and the Crisis of Racial Burnout (2016).
Une scène du film Do the Right Thing (1989, réalisé par Spike Lee) est même repris sur Death Certificate à la fin de la chanson qui précède «Black Korea». La pièce «Horny Lil’ Devil» présente le dialogue où un afro-américain cherche à faire comprendre au commis d’origine coréenne qu’il veut des batteries de type D et non C, comme ce dernier comprend. À travers le États-Unis, c’est tout un climat de tension qui régnait entre ces deux communautés lorsque le 16 mars 1991, la petite Latasha Harlins fut assassinée par une commerçante coréenne qui fut relâchée au terme de son procès. Malheureusement, Ice Cube se fera prophète à la fin de «Black Korea» lorsqu’il profère la menace suivante:
|
|
So pay respect to the black fist |
1992. L’héritage des émeutes
La chanson s’ouvre sur un extrait audio de l’annonce télévisuelle du très populaire maître d’antenne américain Tom Brokaw sur les verdicts de non-culpabilité reçus par les quatre policiers ayant agressé Rodney King. Cela donne le ton à la chanson, on sait ou le rapper nous amène. Cube n’hésite pas à nommer clairement et à menacer du même coup trois des quatre policiers reconnus non coupables: le sergent Koon, Lawrence Powell et Timothy Wind. Il évoque également le chef de la police de Los Angeles en charge lors des émeutes, Darryl Gates. Même Rodney King, symbole de la violence policière, est cité par Ice Cube:Nous nous retrouvons un peu plus de deux ans plus tard lorsque deux albums phares du gangsta rap californien sortent à moins d’un mois d’intervalle, un peu plus de six mois après les émeutes: The Predator d’Ice Cube, sorti le 17 novembre 1992 et The Chronic de Dr. Dre, le 15 décembre. Les deux rappeurs abordent les évènements de front sur leur album. Tout d’abord, dans «We Had to Tear This Motherfucka Up» d’Ice Cube fait référence au fait que les Afro-Américains devaient se lever contre cette injustice et piller la ville de Los Angeles pour se venger.
Ice Cube fait ici référence à l’appel au calme et au rassemblement fait par Rodney King le premier mai 1992, durant les émeutes: «Can we get along? » demandait-il. |
|
Il y a quelque chose d’étonnant à voir la victime de la brutalité policière la plus médiatisée de l’époque se raviser alors que la rage et la colère étaient toujours vives pour le rappeur et dans la rue. Il faut le dire cependant, Ice Cube avait beaucoup plus à gagner en dénonçant et en exploitant le thème de la brutalité policière et du racisme que King, qui lui, on l’imagine, ne désirait pas avoir une existence ou une présence médiatique. Ice Cube lui, avait fait de la révolte et de la dénonciation ses thèmes de prédilection depuis ses débuts, avec N.W.A.
À la manière des trois chansons discutées précédemment, «The Day Niggaz Took Over» de Dr. Dre s’ouvre avec un échantillonnage. Il s’agit ici d’un jeune Afro-Américain qui enjoint les blancs qui ne veulent pas des noirs et qui souhaitent que règne une véritable ségrégation de se taire. Puis vient l’injonction «Break em off something» (brisez-leur quelque chose), scandé par les invités de Dr. Dre. Dans son livre Gangsta Rap (2018), Pierre Evil parle justement de ce rap que l’on qualifie également de G-Funk (en hommage au P.Funk), en ces termes: «derrière sa célébration machinale de l’hédonisme du ghetto, il est le chant triste de tous ceux qui s’emmerdent.» (Evil 2018, 355)
De ce point de vue, les soulèvements de 1992 prennent un autre sens: ces sentiments de violence peuvent maintenant s’incarner, le sentiment d’injustice dont sont affectés les jeunes afro-américains de Los Angeles peut se libérer en toute impunité: «Got a VCR in the back of my car» scandera Dr. Dre dans cette chanson qui aborde les émeutes de façon frontale. Il n’était pas le seul à piller: les images prises par des hélicoptères au compte des chaînes télévisées le démontrent. Plus haut dans son verse cependant, Dr. Dre dit que c’est le verdict de non-culpabilité des policiers qui le choque et qui le pousse à écrire cette chanson: «‘Cause what I just heard broke me in half» rape-t-il.
|
|
La chanson fait donc état de deux sentiments primordiaux: la frustration que l’ensemble des Afro-Américains ont ressentie lorsqu’ils ont appris la nouvelle du verdict ainsi que la volonté irrésistible de se venger et de tout casser. Cet appel à la destruction est présent tant chez Dr. Dre que chez Ice Cube.
Les émeutes de Los Angeles ont été inspirées du Gansta rap, puis l’ont inspiré à leur tour. D’un point extérieur et par la simple analyse des paroles, il s’agit d’un mouvement de réciprocité, de la réalité à la forme d’art la représentant le mieux et le plus intimement. Le hip-hop étant né dans la rue pour la rue, ce sont celles du Los Angeles de la fin des années 1980 et du début des années 1990 que le Gangsta rap introduisit au reste du monde, faisant voir l’envers d’un décor trompeusement bling-bling et mettant en relief le problème de ségrégation raciale dans l’état américain le plus progressiste aux yeux de plusieurs.
Sources
CHANG, Jeff. 2005. Can’t stop won’t stop : a history of the hip-hop generation. New York, St. Martin’s Press
EVIL, Pierre. 2018. Gangsta rap : Dr. Dre, Snoop Dogg, 2PAC et les autres. Paris, Le mot et le reste.
ITAGAKI, Lynn Mie. 2016. Civil Racism: The 1992 Los Angeles Rebellion and the Crisis of Racial Burnout. University of Minnesota Press. Repéré à http://www.jstor.org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/stable/10.5749/j.ctt1b18v9s
MITCHELL, John L. 2001. The Raid That Still Haunts L.A. The Los Angeles Times. Consulté à l’adresse: http://www.mapinc.org/newscsdp/v01/n450/a05.html
CHANG, Jeff. 2005. Can’t stop won’t stop : a history of the hip-hop generation. New York, St. Martin’s Press
EVIL, Pierre. 2018. Gangsta rap : Dr. Dre, Snoop Dogg, 2PAC et les autres. Paris, Le mot et le reste.
ITAGAKI, Lynn Mie. 2016. Civil Racism: The 1992 Los Angeles Rebellion and the Crisis of Racial Burnout. University of Minnesota Press. Repéré à http://www.jstor.org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/stable/10.5749/j.ctt1b18v9s
MITCHELL, John L. 2001. The Raid That Still Haunts L.A. The Los Angeles Times. Consulté à l’adresse: http://www.mapinc.org/newscsdp/v01/n450/a05.html