De musique marginale à musique nationale : la richesse culturelle et technique du flamenco
Par Anna Haguette
Le flamenco est un genre musical encore trop peu étudié dans les institutions alors qu’il est issu de cultures très riches et qu'il est reconnu internationalement. Nos connaissances de ce genre musical méritent d’être approfondie et ce sous plusieurs angles d’étude, que ce soit sociologique, politique ou historique. Dans cet article, j’explore les raisons pour lesquelles les publications importantes sur le flamenco ont été ignorées par les livres d’histoire de la musique et pour lesquelles ce genre musical mérite d’être mis en lumière. J’aborde son universalité, sa richesse culturelle, sa complexité technique, son impact politique et sa versatilité comme art savant, mais aussi art du peuple. Pour ce faire, je m’appuie sur le livre Le Flamenco de Jean-Marie Lemogodeuc et Francisco Moyano (1994) qui traite de l’histoire du flamenco et de ses caractéristiques, et sur Flamenco Music and National Identity in Spain de William Washabaugh (2012), qui discute de la place du flamenco au 21e siècle et de son importance en Espagne. Grâce à ces ressources, je soutiens que l'inclusion de genres tels que le flamenco contribuera à diversifier l’éducation musicale ainsi qu’à démanteler la vision coloniale qui lui est rattachée.
Métissage culturel
Le flamenco est souvent associé au peuple gitan d’Andalousie, mais il découle pourtant d’un mélange de multiples cultures :
[Le flamenco est] le résultat de la convergence dans l’Al-Andalus, des plus diverses influences : orientales et helléniques, sémitiques et autochtones, laïques et religieuses, chants de synagogue, invocations de muezzin, liturgies grecque et visigothe, chansons savantes de Ziryab, mélodies hindoues et persanes…, mélopées berbères, jarchyas (ou chansons populaires) mozarabes, en une active cohabitation, en une incessante et mutuelle inter-action. (Molina et Mairena, cités dans Dumas 1973, 18).
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L’histoire du flamenco touche donc l’histoire du peuple Romani et du peuple espagnol, mais aussi celle des Maures, des Juifs et de plusieurs autres peuples. De plus, le flamenco a voyagé dans les pays avoisinants et a trouvé sa place dans les cafés de Paris, mais également aux États-Unis et au Japon où il suscite un intérêt grandissant (Pérez 2023). Néanmoins, cet engouement pour le flamenco à l’international ne semble pas lui garantir une place dans l’histoire de la musique typiquement enseignée dans les universités, malgré son importance dans l’histoire de nombreux peuples et son langage qui semble toucher plusieurs cultures distinctes.
Versatilité politique et institutionnelle
Le flamenco est né de peuples marginalisés et persécutés, mais est maintenant le style musical national de l’Espagne. Il est un symbole incontournable de l’héritage du pays et un outil politique fort puisqu’il a été primordial dans la formation du sentiment nationaliste en Espagne. Le style a été mis en lumière différemment selon chaque vision politique instaurée en Espagne au fil du temps ; il a été utilisé comme symbole de fierté autant dans le régime de Franco que par le gouvernement Andalou qui l’opposait. Comme l’explique Washabaugh, « Flamenco has been used to emphasize the unity of all Spaniards on the one hand, and it has served to mark the distinctiveness of Andalusians on the other » (Washabaugh 2012, 6). L’influence du contexte historique est bien explorée dans les opéras de Wagner alors que le flamenco est très rarement étudié sous cet angle qui semble tout aussi pertinent.
Le flamenco est autant un art du peuple qui priorise le moment présent et l’improvisation qu’un art institutionnel qui valorise la répétition et la rigueur. Washabaugh décrit ces deux courants du flamenco comme, d’une part, les « flamenco artists » qui vivent dans des communautés de flamenco où ils baignent dans la culture et, d’autre part, les « flamenco art-workers » qui sont disciplinés dans leur art et l’ont appris dans des institutions (Washabaugh 2012, 8). On peut comparer cette dualité omniprésente dans le flamenco à celle présente dans le jazz. Tous deux sont des genres du peuple, mais sont aussi des arts « savants ». Pourtant, le jazz est bien présent dans l’histoire de la musique alors que le flamenco est très peu considéré. Cela est peut-être dû au fait que le jazz a été adopté par la culture dominante de son pays assez rapidement dans son histoire et que les États-Unis n’ont pas connu de dictature marginalisant davantage les courants artistiques minoritaires.
Techniques instrumentales
Le flamenco est un art complexe qui comporte de nombreux aspects techniques. Plusieurs techniques instrumentales sont spécifiques au genre et le caractérisent, comme le rasgueado, qui consiste à déplier rapidement les doigts afin que l’arrière de ceux-ci percute les cordes, ou l’alzapua, qui est une technique consistant à utiliser le pouce en le frappant sur la corde et en utilisant l’ongle comme plectre par la suite. La voix et la guitare sont souvent accompagnées de palmas, soit des rythmes frappés dans les mains, et de danseurs qui accentuent les rythmes avec leurs pieds. Tous ces éléments donnent leur couleur au flamenco et le distinguent des autres musiques. Ces techniques méritent d’être étudiées puisqu’elles sont extrêmement enrichissantes pour les interprètes de plusieurs genres musicaux, notamment pour ceux qui jouent des styles s’inspirant du flamenco comme la rumba ainsi que pour certaines pièces de la musique savante, par exemple La danse du meunier de Manuel de Falla (1919) ou Sequenza XI de Luciano Berio (1987-1988).
Extrait de l'émission "Flamencos", 4 août 2006, Canal 2, Andalousie (Espagne). Archive Canal Sur, "La bailaora Patricia Guerrero por tangos | Flamenco en Canal Sur", vidéo YouTube.
En conclusion, le flamenco mérite sa place dans l’enseignement de l’histoire de la musique puisqu’il touche l’histoire de plusieurs peuples, qu’il est un outil politique considérable, qu’il est aussi pertinent dans l’histoire des « musiques du peuple » que dans l’histoire des « musiques savantes », qu’il est un art extrêmement riche et qu’il est incontournable dans l’héritage espagnol. De plus, les techniques instrumentales du flamenco se marient à plusieurs musiques différentes et peuvent être appliquées aux musiques modernes. Bien que je défende ici le flamenco, plusieurs autres styles musicaux restent dans l’ombre en raison de la persécution ou de la marginalisation historique de leurs peuples. Il serait donc pertinent d’explorer davantage la musique des cultures encore aujourd’hui en marge de l’histoire et de l’éducation occidentale.
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Bibliographie
DUMAS, Danielle. 1973. Coplas flamencas : Chants flamencos. Paris : Aubier Montaigne Paris.
LEMOGODEUC, Jean-Marie, & MOYANO, Francisco. 1994. Le Flamenco. Paris : Presses Universitaires de France.
PÉREZ, Luis. 2023. « Japan, Flamenco of the Rising Sun ». Expo Flamenco. https://www.expoflamenco.com/en/international/japan-flamenco-of-the-rising-sun-ii (consulté le 8 février 2023).
WASHABAUGH, William. 2012. Flamenco Music and National Identity in Spain. Burlington: Ashgate.
LEMOGODEUC, Jean-Marie, & MOYANO, Francisco. 1994. Le Flamenco. Paris : Presses Universitaires de France.
PÉREZ, Luis. 2023. « Japan, Flamenco of the Rising Sun ». Expo Flamenco. https://www.expoflamenco.com/en/international/japan-flamenco-of-the-rising-sun-ii (consulté le 8 février 2023).
WASHABAUGH, William. 2012. Flamenco Music and National Identity in Spain. Burlington: Ashgate.