Fille dans un band
par Mathieu Gauthier
I’ve always believed that the radical is far more interesting when it looks benign and ordinary from the outside.
- Kim Gordon (2015) |
The girl-fueled aesthetic she injected into 1980s underground music inspired a generation of young women to form bands.
- Evelyn McDonnell et Ann Powers (1995) |
Girl In A Band [note 1] est l’autobiographie de Kim Gordon, une icône du rock. Ses mémoires illustrent remarquablement la vie ordinaire (et pourtant glamour à en mourir) de la musicienne new-yorkaise d’adoption qui a cofondé le groupe Sonic Youth au début des années 1980 [note 2]. Le parcours se découpe en une variété d’étapes importantes, d’anecdotes et de confidences offrant au lecteur un unique accès à l’histoire du rock underground américain. Le portrait présente aussi la démarche artistique d’une musicienne accomplie mêlée aux réflexions multiples sur la condition féminine qui se tissent au fil du récit.
Précisons d’abord que les événements ne sont pas racontés en suivant un ordre chronologique. Cette forme non linéaire permet d’aborder sous différents angles les mêmes sujets en les développant d’un chapitre à l’autre. Cette manière de raconter par l’enchevêtrement de souvenirs, de descriptions, d’observations, de digressions et de réflexions rappelle l’idée de ritournelle par l'utilisation de motifs répétés qui donnent un rythme à l’œuvre. Les sauts associatifs et dissociatifs ne concernent pas la syntaxe et la ponctuation, mais s’effectuent dans les sujets abordés et dans la temporalité. Gordon travaille avec un ensemble de thèmes qui reviennent par-ci par-là: enfance, vie familiale, estime de soi, danse, art, contre-culture, littérature, musique, relations amicales, concerts, expositions, voyages, tournées, vie urbaine et féminité. Elle aborde des sujets comme des portes qu’on laisserait ouvertes afin d’y repasser un peu plus tard dans le but de faire découvrir au lecteur d’autres lieux et d’autres pièces inexplorées.
Ce jeu d’associations d’idées se fait tout de même à l’intérieur de grandes sections qui structurent le livre. Ainsi, on y trouve d'abord le récit de jeunesse d’une fille sensible et curieuse qui, dans les années 1950 et 1960 en Californie, est attirée par le monde de l’art. Ensuite, l’auteure dresse un tableau documentaire sur la vie artistique de New York dans les années 1970-1980. C’est dans ce New York de punks, de poètes et d’artistes iconoclastes que le projet musical dans lequel va s’investir Gordon naît au tout début des années 1980. L’univers social et urbain d’où émerge le projet et le groupe Sonic Youth [SY], la démarche de création et l’état d’esprit partagés par ses membres sont autant de sujets fascinants qui occupent une place importante dans Girl In A Band.
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Parfum d'océan
Le premier chapitre s'intitule «Fin». Il est question à la fois de la fin du couple Gordon-Moore et celui du groupe. Le livre de Gordon s’ouvre ainsi sur son expérience et ses sentiments lors du dernier concert de SY à São Paulo en novembre 2011 et il se clôt sur les détails liées à sa séparation. C’est ainsi que le début commence par la fin et que la fin déclenche le début d’une sorte de bilan qui donna naissance à ce livre. Certains y ont vu une manière de «régler ses comptes», en faisant dans le chapitre introductif «le récit de ce concert qu’elle vit mal. Ces premières pages abritent la rancoeur, la tristesse et la colère d’une femme. La séparation qui mettra de fait terme au groupe Sonic Youth l’a probablement motivée à l’écriture de cette autobiographie.» (Arnoux 2015) Règlement de compte ou non, disons que ça donne le ton, on sent la tristesse et le sentiment d’injustice que vit Gordon suite à sa rupture. Mais il faut se garder de réduire le livre à une histoire de cœur brisé. D’une part, elle ne prend pas une si grande place dans le récit, et d’autre part, ce n’est vraiment pas ce qui rend le livre intéressant à mes yeux. On peut même soupçonner que c'est un choix éditorial permettant d’attirer l’attention des journaux et revues de mémérages pour faire mousser les ventes du livre. Par contre, il faut le dire, il s’agissait néanmoins d’un couple mythique et d'un modèle pour beaucoup de jeunes musiciennes et musiciens.
Dès le second chapitre et pour les dix suivants, on assiste à l’immersion introspective de l’auteure dans ses souvenirs de jeunesse. Gordon nous invite à plonger dans les profondeurs de sa mémoire. Elle présente d’abord sa famille: ses relations avec son père, professeur de sociologie et amateur de Jazz; avec sa mère, couturière et femme de tête; ainsi que celle, plus tumultueuse, avec son frère Keller atteint de schizophrénie et qui deviendra tour à tour surfeur, poète et guru halluciné, à l’époque de Charles Manson.
Son rapport avec son frère va jouer un rôle énorme dans la constitution de sa personnalité. Elle répète à quel point elle a grandi à l’ombre de son frère et que, malgré le fait qu’elle en a souffert sur plusieurs plans, cela a néanmoins contribué à forger sa personnalité de rockeuse dans la vie et sur scène. Elle présente les écoles et les quartiers dans lesquels elle a évolué. Elle raconte ses vacances en camping avec les amis fascinants de ses parents, puis ses premières relations amoureuses ainsi que son intérêt marqué pour l’art. C’est par la danse et la peinture qu’elle va surtout s’exprimer dans les premières années. |
Je ne crois pas me tromper en affirmant que, même s’il ne s’agit pas d’une grande écrivaine, cette première section du livre de Gordon forme en soi un portrait de famille qui se détache du reste en proposant un regard singulièrement attachant. Il s’agit à mon goût des pages les mieux écrites du livre. Ces chapitres, il faut le dire, sont d’une candeur indescriptible:
Je ne crois pas me tromper en affirmant que, même s’il ne s’agit pas d’une grande écrivaine, cette première section du livre de Gordon forme en soi un portrait de famille qui se détache du reste en proposant un regard singulièrement attachant. Il s’agit à mon goût des pages les mieux écrites du livre. Ces chapitres, il faut le dire, sont d’une candeur indescriptible:
De mon enfance, écrit-elle, je me souviens des jours où, malade, je restais à la maison, à essayer les vêtements de ma mère et à regarder émission sur émission à la télévision. […] L’odeur de la maison, humide et reconnaissable. Les vieilles maisons d’origine de L.A., même celles qui sont à l’intérieur des terres, ont un parfum d’océan, qui se situe à une trentaine de kilomètres de là: un soupçon de salpêtre, mais quelque chose de sec aussi, de renfermé, de parfaitement figé, comme une statue. Je perçois encore une infime odeur de gaz provenant de la vieille cuisinière des années cinquante, effluve invisible mêlé aux rayons du soleil ruisselant sur les carreaux et, quelque part, à l’eucalyptus baigné dans la brume de l’ambition. (p.36-39) |
À certains moments, Gordon cherche à y exprimer l’essence de la Californie, celle des années 1950 et 1960, celle perçue par une jeune fille curieuse qui développe un intérêt pour les arts, pour la sexualité, pour la drogue et la poésie. Issue d’une famille plutôt intellectuelle, elle va entretenir une certaine distance avec l’univers du show business et le monde du «paraître» au cœur de l'Amérique et de Hollywood. Ayant entendu de sa mère le récit prophétique du devenir de la ville de L.A., bientôt recouverte d'encore plus de voitures, de 4X4, de maisons en mauvais stuc, de stations d’essence, de fast-food et de centres commerciaux, elle préfère rêver des canyons «qui contrastaient fortement avec les quartiers banals, plats et middle-class de L.A.», où elle vivait avec sa famille.
À mes yeux, raconte-t-elle, les canyons de L.A. étaient plus éblouissants que tout: collines rustiques couvertes de chênes noueux, pentes escarpées tapissées d’un enchevêtrement qui laissait filtrer les rayons du soleil californien […]; c’est là que se trouvait les gens d’intérêt, ceux qui se passionnaient apparemment pour autre chose que pour leur propre ego, là que résidaient les musiciens cool – Buffalo Springfield, Neil Young et les autres. Dans les collines, on pouvait se croire n’importe où dans le monde […]. Adolescente, j’écoutais beaucoup Joni Mitchell et l’imaginais toujours assise dans une petite maison en bois branlante au fond du canyon, peut-être l’une de celles avec un porche et un toit croulant sous les arbustes et la verdure. D’humeur mélancolique, elle regardait par la fenêtre. Moi, j’étais dans ma chambre quelques kilomètres plus loin, en train de peindre et de fumer de l’herbe en l’écoutant, pénétrée de tristesse. (p.46) |
Son histoire nous transporte ensuite de l’enfance à l’adolescence, de ses premiers amours pour la danse expérimentale jusqu’à son départ de la maison familiale pour poursuivre ses études à l’université. On passe alors de L.A. à Toronto, puis de Toronto à New York.
Son histoire nous transporte ensuite de l’enfance à l’adolescence, de ses premiers amours pour la danse expérimentale jusqu’à son départ de la maison familiale pour poursuivre ses études à l’université. On passe alors de L.A. à Toronto, puis de Toronto à New York.
NY no wave
Plus on avance dans la lecture, plus le récit fait place aux réflexions sur le marché de l’art, aux descriptions des quartiers sud de Manhattan, aux ambiances étranges et aux coins dangereux de la ville. Gordon offre un point de vue à l’intérieur de cette période de transformations urbaines, sociales et culturelles affectant la manière concrète de vivre la ville au quotidien. Par exemple, les chapitres XIV et XV présentent le New York (à l’ouest du Central Park puis au sud de Manhattan vers Greenwich Village, Soho et l’Est Village) d’une époque aujourd'hui révolue, avec ses bars gais louches, ses petits restaurants ouverts 24h/24h fréquentés par les jeunes marginaux, les artistes, les musiciens et les prostituées. Elle présente les lieux significatifs et excitants de la belle période du CBGB, des friperies où s’habillaient la bohème cassée, les galeries artistiques où Gordon s’est construite un réseau social impressionnant en y travaillant comme étudiante.
Et puis vient sa rencontre avec Thurston Moore et les débuts de Sonic Youth dans ce New York de la fin de la décennie 1970 marquée par les crimes et la naissance d'un art marginal incarné par le punk et le hip hop:
Et puis vient sa rencontre avec Thurston Moore et les débuts de Sonic Youth dans ce New York de la fin de la décennie 1970 marquée par les crimes et la naissance d'un art marginal incarné par le punk et le hip hop:
De nous deux, Thurston était celui qui habitait dans le quartier qui craignait le plus: la 13e rue, dans Alphabet City. Si on avait un minimum de jugeote, on évitait de passer par Elridge Street la nuit, entre Hester et Grand – c’était un coin sombre, flippant, hanté par les toxicos –, mais c’était loin d’être aussi mal fréquenté que la 13e Rue, entre les Avenues A et B. […] La première fois que je suis allé chez lui, son appartement était vide à l’exception d’une poignée de livres, de quelques disques, d’une guitare et d’une immense pile de chemises toutes tachées et trouées (p.148-149). |
Si Kim travaillait déjà dans le monde des galerie d'art, cette rencontre décisive avec celui qu’elle va marier quelques années plus tard lui fera prendre une certaine distance avec ce milieu. En fait, les deux amants partageaient le même scepticisme et la même lassitude vis-à-vis les galeries d’art, «où on avait plus en plus tendance à considérer l’art comme de l’argent» (p.143).
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Puis vient un épisode central dans la démarche artistique du duo qui formera Sonic Youth avec, au départ, Lee Ranaldo. Gordon va trouver une inspiration incomparable dans certains bars et cabarets illégaux où performent des artistes en quête d’une radicalité nouvelle et où pouvait arriver à peu près n’importe quoi. Le Mudd Club sur White Street ou encore le Tier 3 sont deux lieux phares d’une scène de musique expérimentale, postpunk, alors en plein essor. Cette musique qui a pour noms Teenage Jesus and The Jerks et Lydia Lunch (qui va collaborer plusieurs fois avec SY), James Chance & The Contortions, DNA, Young Marble Giants, Mars et Suicide. Tout cela est de plus en plus documenté aujourd’hui et constitue en quelque sorte la marge de la marge de cette période new-yorkaise.
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Si des groupes comme Blondie et Talking Heads sont davantage associés au new wave, ou d'autres comme les Richard Hell et les Ramones au punk style CBGB, le no wave était quand à lui beaucoup moins exportable. Gordon dira que le no wave cherchait à détruire et à déconstruire non seulement la musique pop, mais le rock également. Faire du «noise», faire du bruit, était une insulte à l’époque et Thurston s’était approprié l’expression afin de nommer un festival de musique de bruit sur neuf jours (NoiseFest) qu’il organisa et dont Sonic Youth a fait partie.
Pour bien suivre le récit dans les chapitres centraux du livre de Gordon, une carte de NY (ou Google maps) est indispensable. La quantité de rues mentionnées et d’endroits parfois disparus aujourd’hui n’a d’égal que la quantité d’artistes et de musiciens cités que le couple Gordon-Moore va côtoyer d’une manière ou d’une autre entre 1980 et l’an 2001.
À partir du Chapitre XX, Gordon fait de véritables cadeaux aux fans de SY en analysant une dizaine de chansons (une par chapitre) et en présentant des anecdotes sur la création et la production des albums sur lesquels figuraient ces chansons
Chapitre, Chanson, Album
XXII, «Shaking Hell», Confusion Is Sex
XXIII, «Death Valley '69», Bad Moon Rising
XXIV, «Shadow of a Doubt», Evol
XXV, «Schizophrenia», Sister
XXVI, «Addicted to love», Ciccone Youth
XXVII, «The Sprawl», Daydream Nation
XXIX, «Tunic (Song for Karen)» et «Kool Thing», Goo
XXXII, «Swimsuit Issue», Dirty
XXXVI, «Little Trouble Girl», Washing Machine
XLVII, «Cotton Crown», Sister
XXII, «Shaking Hell», Confusion Is Sex
XXIII, «Death Valley '69», Bad Moon Rising
XXIV, «Shadow of a Doubt», Evol
XXV, «Schizophrenia», Sister
XXVI, «Addicted to love», Ciccone Youth
XXVII, «The Sprawl», Daydream Nation
XXIX, «Tunic (Song for Karen)» et «Kool Thing», Goo
XXXII, «Swimsuit Issue», Dirty
XXXVI, «Little Trouble Girl», Washing Machine
XLVII, «Cotton Crown», Sister
Le groupe débute au CBGB comme tous les bons groupes new-yorkais de l’époque et arrive à produire son tout premier disque, un EP de cinq chansons, en 1981 avec Neutral Records, le label de Glenn Branca. Avec peu d’argent, ils vont tout de même trouver le moyen d’enregistrer dans «une grande et vieille pièce circulaire, très spectaculaire, au Rockefeller Center; Blondie, les Ramones et des orchestres symphoniques entiers y avaient enregistré, et la rumeur circulait que ce lieu appartenait à Colombia Records.» (p.158). C’est à ce moment que le groupe a commencé à dompter ce son sauvage et dissonant qui fera leur renommée.
Quand Thurston et moi avons fini par quitter le studio du Rockefeller Center, il était quatre heures du matin; un blizzard commençait à s’abattre sur la ville, la neige s’accumulait sur les trottoirs et dans les rues. New York n’avait jamais été aussi belle et feutrée. Nos amplis à la main, on n’arrivait pas à trouver de taxi. À l’époque, il y avait encore une flotte de taxis à damiers, ces gros véhicules rectangulaires parfaits pour y caser du matos lo fi dans le coffre et sur la banquette arrière avant de se serrer à l’intérieur. Nous étions deux New-Yorkais d’adoption, simples immigrants au milieu des ossements anguleux de ces immenses gratte-ciel sombres, sous la lourde neige qui tombait en silence (p.161-162). |
Cet instant magique annoncera une série de collaborations, de rencontres décisives et d’amitiés avec un panthéon d’artistes impressionnants. En effet, tout cela prépare la suite. C’était avant la collaboration avec Lydia Lunch; avant sa profonde amitié avec Kurt Cobain et la tournée avec Nirvana (documentée dans le film The Year Punk Broke); avant la tournée avec Neil Young pour l’album Goo et la collaboration avec Chuck D pour le vidéoclip de «Kool Thing»; avant de lancer sa ligne de vêtement X-Girl; avant ses rencontres, ses amitiés et/ou ses collaborations avec Patti Smith, J Mascis, Adam Yauch, Henry Rollins, Raymond Pettibond, Iggy Pop, Nick Cave, Marc Arm, Mark Ibold, Kim Deal, John Zorn, Royal Trux, Boredoms, Beck, Cypress Hill, Yoko Ono, Mike Watt, Julie Cafritz, Micheal Stipes, William Burroughs, Jim O’Rourke, Gus Van Saint, Olivier Assayas, Todd Haynes, Spike Jonze, Sophia Coppola... Avant donc Lollapalloza, avant son déménagement à Northampton dans le Massachusetts, avant la naissance de sa fille Coco et… sa rupture avec Thurston.
On aura compris, il y a beaucoup de choses dans ce livre. À travers toutes les anecdotes hallucinantes d’événements vécus avec les artistes susmentionnés, Gordon y va également de réflexions sur les artistes et sur les œuvres qui ont gravité autour du groupe. Elle présente avec distance le marché de l’art contemporain new-yorkais qui, à son avis, ne sert aujourd’hui qu’à remplir la boutique de souvenirs du MoMA. «Aujourd’hui, écrit-elle, le discours artistique traditionnel consistant à créer une exposition autour d’une idée n’est plus du tout d’actualité, et les œuvres ne sont plus que des objets à vendre. Déjà à l’époque, la mouvance prenait cette direction.» (p.143) Dans cette ville dédiée au capital, à la haute finance et à la consommation de tout ce qui est cool, les acteurs du monde de l’art connaissent la recette de ce qui est payant: ils mettent en avant des artistes qui font du réchauffé, comme Jeff Koons qui, selon elle, est tout juste bon à resservir ce qu’a déjà fait Marcel Duchamp (p.126).
Fille dans un band
Il y a un thème central dans ce livre qui mériterait une analyse plus sérieuse: le fait d’être «une fille dans un band». Le titre le dit, mais le thème n’occupe pas explicitement toute la place. Bien qu’on n’y trouve pas un propos féministe à chaque page, ni théorie ou manifeste, et bien que ce sujet est parfois développé en marge du récit, il est indéniable qu’il est a priori et partout à la fois.
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«Bull In the Heather», de l'album Experimental Jet Set, Trash And No Star joué live au Late Night Show With David Letterman en 1994 alors que Kim Gordon est enceinte de Coco.
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Lorsque la jeune californienne initiée à la danse et la performance fait son entrée sur la scène artistique new-yorkaise, elle est attirée par la relation cabalistique entre le public et les musiciens. Elle va écrire des textes à l’époque sur ce phénomène qu’elle va comparer à du «male bonding», et va devenir «cette fille dans un groupe de garçons». C’est de cette expression qu’est tiré le titre du livre. Partout où elle passe, les journalistes n’ont que cette question qui revient comme un mauvais refrain: «Ça fait quoi d’être une fille entourée de gars ?». Cette fameuse question, Gordon ne se la posait pas a priori: «À vrai dire, confie-t-elle, je n’y avais jamais vraiment songé» (p.194).
En fait, comme l’avance Pauline Le Gall (2015): «À part Lena Dunham et Girls, qui trouvent grâce à ses yeux, Kim Gordon est plutôt sceptique sur le féminisme des années 2000. La guitariste revient sur les combats des Riot Grrrls, en particulier de son amie Kathleen Hanna (leader de Bikini Kill), qui refusaient de parler aux médias, et d’être exploitées par un monde dominé par les “hommes blancs”. Pour Gordon, marketing, féminisme et rock’n’roll ne font pas bon ménage. Madonna? Elle a réussi à participer à l’émancipation des femmes au début de sa carrière, mais a depuis accepté de se vendre à un marketing inspiré par le porno et “pensé par les hommes”». Évidemment, les questions du «look», de la mode, des vêtements et du «cool» reviennent sporadiquement dans le récit. Intéressée profondément et authentiquement par le monde créatif de la mode, Gordon porte surtout sa critique sur l’univers culturel et politique masculin qui détourne les considérations esthétiques pour ne s’intéresser qu’à la marchandisation du «désir de plaire»:
Toute femme sait de quoi je parle quand je dis que les filles grandissent avec le désir de plaire, de céder leur pouvoir à d’autres. En même temps, chacun sait que les hommes usent parfois de moyens agressifs et manipulateurs pour imposer leur pouvoir sur le monde, et qu’en disant qu’il faut émanciper les femmes ils ne font que les maintenir asservies à leur propre pouvoir (p.170). |
En signant un contrat chez Geffen, la «fille du groupe» est alors mise à l’avant-plan. Gordon raconte qu’«en face à face, les journalistes rock britanniques, essentiellement des hommes étaient des lâches qui évitaient le conflit; ensuite, ils rentraient chez eux pour écrire des articles cruels, âgistes et sexistes» (p.194). Plus le groupe devient populaire, plus elle devait composer avec son nouveau statut et les attentes vis-à-vis le physique d'une fille dans un groupe, d'une femme qui est là pour «aspirer le regard des hommes» et à qui on ne donne pas beaucoup de libertés. À la naissance de sa fille Coco, la cassette se transforme: «Mais qu’est-ce que ça fait d’être une mère dans le milieu du rock ?». Évidemment, même avec l’aide de Thurston et de son réseau d’amis.es, élever une fille, gérer la maison, avoir des projets artistiques et une carrière musicale à temps plein avec des longues tournées partout autour du globe, n’est pas une mince affaire.
Selon Gordon, le «désir de plaire» est si fort qu’il transforme même certaines femmes en monstres. Kim écorche à plusieurs reprises la chanteuse de Hole, groupe dont elle s’est retrouvée, ironiquement, à réaliser le premier album. L’auteure qualifie Courtney Love de «tarentule originaire de L.A.», «narcissique», «égocentrique», bref, d’une femme «aux prises avec de sérieux problèmes psychologiques». Gordon mentionne a contrario et à plusieurs reprises l’affection qu’elle portait pour Kurt Cobain et qu'elle porte toujours à sa fille Frances Bean. Ils semblent avoir développé une relation fondée sur des affinités électives: «Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis toujours senti proche de lui, comme si chacun avait reconnu chez l’autre un être sensible et émotif. Thurston, lui, n’a pas eu ce genre de relation avec lui; il était le premier à reconnaître que Kurt et moi étions liés de manière inexplicable…on avait une amitié à part» (p.229). À ce propos, la première fois que Gordon et Moore ont vu Nirvana, le fondateur du label Sub Pop de Seattle lui avait dit que, si elle aimait Mudhoney, elle allait adorer Nirvana: «Il a ajouté: "Il faut les voir sur scène. Kurt Cobain est comme Jésus Christ; tout le monde l’adore. Il pourrait presque marcher sur le public"» (p.227). Dans ses mémoires, Gordon mentionne qu’on peut voir sa relation particulière voire maternelle avec Kurt dans le documentaire The Year Punk Broke dirigé par Dave Markey et qui montre la tournée européenne en 1991 de plusieurs groupes de punk et de rock indépendant avec en son centre Sonic Youth et Nirvana.
En haut: Kim Gordon avec Beck, Dave Grohl, Mike D et Zack DeLa Rocha.
En bas, Kim Gordon avec 1. Daisy Cafritz, 2. Kim Deal et 3. Courtney Love
En bas, Kim Gordon avec 1. Daisy Cafritz, 2. Kim Deal et 3. Courtney Love
Dirty
La première fois que j’ai entendu SY, ce son inquiétant qui frotte à l’oreille me transportait directement dans un monde nouveau mêlant urgence, poésie et chaos. Ce qui m’avait d’abord frappé, à ma première écoute au début des années 1990, c’est l’intégration du «noise» dans le punk. Ce «noise», on l’avait déjà eu dans le rock avec Hendrix ou le Velvet Underground, mais SY l’intégrait à un son plus moderne, plus violent, sur d’étranges ambiances vraiment dérangeantes. En découvrant à rebours des plus vieux albums, j’ai compris qu’il y avait plusieurs périodes et que ce groupe était tout simplement géant.
Autre fait remarquable avec SY, c’est l'alternance, sur chaque album, entre trois voix: Moore, Renaldo et Gordon. L’une de ces voix est celle d’une femme qui se démarque d'emblée par un style murmuré et incantatoire. Or, comme les impressionnistes ou les dadaïstes qui, aux yeux de leurs contemporains épris de la bonne forme, ne savaient pas peindre, Gordon n’est définitivement pas une «virtuose» au sens du «musicianship». Et c’est exactement ça, le point.
«Swimsuit Issue», version en concert sur le bootleg Spliting the Atom (1993).
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Issu du croisement de la poésie de la contre-culture étatsunienne, de la déconstruction du no wave et du nihilisme du punk CBGB, SY appartient à une tradition qui cherche volontairement à créer librement et à réinventer les codes. Avec Kim Gordon, on découvre une voix aux antipodes des Mariah Carey, Paula Abdul et Céline Dion — pour donner les meilleurs contre-exemples — une voix qui repose sur une autre conception de l’art, sur une proposition artistique radicalement différente de la bonne forme du showbiz mainstream occidental, une voix qui porte une persona étrange, bizarre, criarde, «qui ne sait pas chanter» (comme me l’a déjà dit un ami), pour mieux exprimer les choses importantes et significatives. N'est-ce pas là le but de l'affaire? Le beau n'est-il pas toujours bizarre?
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Gordon est dans cet autre paradigme, ni pop ni savant, reposant sur une autre normativité. Cette voix féminine sans être nunuche exprime une attitude nouvelle qui en marquera plusieurs. Gordon écrit:
Greil Marcus, le critique rock, a écrit un article sur notre reprise de «I Wanna Be Your Dog» d’Iggy and The Stooges dans sa rubrique mensuelle d’Artforum. Il envisageait ses textes comme de petits gestes, significatifs à ses yeux, pour propulser la culture en avant. Plus tard, lors d’une interview, Greil raconterait que Confusion Is Sex l’avait beaucoup marqué. Un beau bordel, disait-il, avec de très mauvaises voix, mais il n’avait jamais entendu quelqu’un sortir ses tripes pour les balancer dans le public comme je l’ai fait dans «I Wanna Be Your Dog»; d’après lui, Iggy Pop serait soit gêné, soit hyper enthousiaste. Ce morceau avait été repris par d’innombrables groupes, mais, jusque-là, soutenait Greil, il n’avait jamais vraiment compris ce que ça signifiait pour une nana de dire à son homme qu’elle voulait être son chien. «Cette femme sait des trucs que je ne sais pas», écrivait Greil. Pour lui, Sonic Youth était un groupe qui prenait de gros risques, qui repoussait vraiment les limites. Greil a été l’un des premiers à comprendre ce qu’on essayait de faire – peut-être même le seul (p.177). |
Le moindre que l’on puisse dire, c’est que le livre de Kim Gordon permet d’en comprendre un jalon de plus sur l'univers musical alternatif. À mon humble avis, ces mémoires et la réflexion sur la féminité qu’ils portent offrent également un regard particulièrement original sur la place des femmes dans l’histoire du rock’n’roll. Et de manière plus générale, l'ouvrage permet de mieux saisir la démarche et l’état d’esprit d’une artiste qui a participé à créer un univers musical nouveau à partir d’une approche moins commerciale et plus poétique de la musique. Il y a en arrière-fond une réflexion sur la démarche créative et sur l’authenticité. Contrairement à ce que peut laisser croire l'attitude des hipsters d'aujourd'hui, la radicalité n'est pas une simple affaire de «look».
NOTES
Note 1. Je dois annoncer d’entrée de jeu que ce texte a été fait suite à la lecture de Kim Gordon. Girl In a Band, dans la traduction française de Suzy Borello chez l’éditeur Le mot et le reste. D’un point de vue francophone nord-américain, québécois pour être précis, il arrive souvent que les traductions françaises ne collent pas à la réalité nord-américaine et qu’elles irritent les sensibilités de plusieurs. Le débat sur la traduction n’est pas nouveau, il n’y a qu’à penser aux œuvres de Kerouac ou encore à la version française du Monde de Barney de Richler paru chez Albin Michel. Dans le cas qui nous occupe, la traduction de Borello ne m’a pas semblé particulièrement irritante. On n’est pas à une expression près («le grand échalas» pour parler de Thurston Moore aurait pu être «la grande échalote» comme on dit en français nord-américain), le travail est bien fait dans l’ensemble, et non seulement on n’a pas l’impression de lire une traduction, mais on arrive à croire que Gordon nous parle directement. Par ailleurs, si vous vous demandez pourquoi je n’ai pas lu la version originale, je répondrai, comme le suggère Gainsbourg, qu’«on me l’a offert».
Note 1. Je dois annoncer d’entrée de jeu que ce texte a été fait suite à la lecture de Kim Gordon. Girl In a Band, dans la traduction française de Suzy Borello chez l’éditeur Le mot et le reste. D’un point de vue francophone nord-américain, québécois pour être précis, il arrive souvent que les traductions françaises ne collent pas à la réalité nord-américaine et qu’elles irritent les sensibilités de plusieurs. Le débat sur la traduction n’est pas nouveau, il n’y a qu’à penser aux œuvres de Kerouac ou encore à la version française du Monde de Barney de Richler paru chez Albin Michel. Dans le cas qui nous occupe, la traduction de Borello ne m’a pas semblé particulièrement irritante. On n’est pas à une expression près («le grand échalas» pour parler de Thurston Moore aurait pu être «la grande échalote» comme on dit en français nord-américain), le travail est bien fait dans l’ensemble, et non seulement on n’a pas l’impression de lire une traduction, mais on arrive à croire que Gordon nous parle directement. Par ailleurs, si vous vous demandez pourquoi je n’ai pas lu la version originale, je répondrai, comme le suggère Gainsbourg, qu’«on me l’a offert».
Note 2. Sonic Youth est un groupe qui fait une musique que certains définissent de postpunk, de rock alternatif expérimental et de noise. Évidemment, il ne s’agit que d’étiquettes génériques.
SOURCES
ARNOUX, Céline, 2015, «Kim Gordon: La fin d'une histoire», TohuBohu.
LE GALL, Pauline, 2015, «5 leçons à tirer de l'autobiographie de Kim Gordon», Cheek Magazine.
McDONNELL, Evelyn et Ann Powers, 1995, Rock She Wrote. Women Write About Rock, Pop, And Rap, Delta Music, Delta book, New York, p. 66.
ARNOUX, Céline, 2015, «Kim Gordon: La fin d'une histoire», TohuBohu.
LE GALL, Pauline, 2015, «5 leçons à tirer de l'autobiographie de Kim Gordon», Cheek Magazine.
McDONNELL, Evelyn et Ann Powers, 1995, Rock She Wrote. Women Write About Rock, Pop, And Rap, Delta Music, Delta book, New York, p. 66.