L’importance des lieux dans la vie musicale au Québec de 1919 à 1952
Par Noémie Marchand
La phase 1 du projet Vie musicale au Québec (VMQ) s’est déroulée de l’automne 2020 au printemps 2023. Elle avait trois objectifs : saisir la spécificité de la « vie musicale », identifier les réseaux et les points nodaux culturels propres à la vie musicale au Québec et développer une méthodologie de mise en récit commune. Cet article porte sur ce troisième objectif, et plus précisément sur l’ajout des fiches de lieux et de leur localisation dans notre base de données, qui constitua une partie importante du travail. Les lieux auxquels nous nous sommes intéressés sont d’abord ceux où se sont déroulés les évènements explicitement musicaux, par exemple un concert, mais aussi ceux associés aux organismes et aux acteurs recensés, soit les adresses des domiciles des acteurs participant ou organisant les évènements entrés dans la base, de même que les restaurants, les magasins, les théâtres ou les lieux publics où se déroulaient les évènements et qui, sans être «musicaux» en eux-mêmes, appartiennent tout de même à la vie musicale. Les lieux ont été classés selon leur type, soit par pays, par subdivision géographique, par ville, par adresse et selon qu’ils soient imaginaires ou conceptuels, puis géolocalisés sur une carte pour éventuellement pouvoir les situer visuellement les uns par rapport aux autres. Cet article revient sur les différentes problématiques que nous avons rencontrées durant l’entrée de données, qu’il s’agisse du manque d’uniformité dans nos ressources et notre méthodologie, des changements d’adresses, de nomenclature ou de la disparition de certains lieux, et des défis qu’entraînent le fait de travailler avec trois équipes distinctes. Je vais aussi décrire les différentes ressources et finalement expliquer comment nous utilisons ces données et ce qu’elles apportent à notre projet.
Durant la création des fiches de lieux, notre objectif était de les entrer dans la base de données de la façon la plus uniforme possible et de les géolocaliser sur une carte. Uniformiser la nomenclature des lieux – c’est-à-dire les nommer selon une procédure unique et précise qui peut s’appliquer aux différents types de lieux – entraîne toutefois plusieurs questionnements et problématiques, entre autres dûs au manque d’uniformité dans la façon d’annoncer les évènements et de nommer les lieux dans les journaux de l’époque, notre principale source d’information. Cela a causé des disparités dans notre base de données, puisque certains lieux avaient une adresse civique précise alors que d’autres avaient plutôt un simple nom (ex : Parc Belmont). La solution a été l’ajout d’un champ «nom d’usage» à nos fiches de lieux. Celui-ci a grandement facilité l’entrée des données ainsi que la recherche d’information dans le site VMQ. Les lieux peuvent maintenant être ajoutés soit par leur adresse civique, soit par leur nom d’usage ou alors par les deux lorsque l’information est disponible. Nous avions la chance de collaborer avec le conseiller en recherche numérique Olivier Lapointe (UQAM) à la création de la base de données en même temps que nous faisions la collecte de celles-ci, ce qui nous a permis de l’adapter selon nos besoins lorsque nous avons fait face à des problématiques, souvent en ajoutant des champs ou en modifiant la façon de présenter les données, ou bien en modifiant les moyens d’y accéder.
Malgré l’ajout du champ «nom d’usage», le manque d’uniformité entre les nomenclatures de lieux dans les journaux de l’époque a forcé un travail de recherche pardois ardu pour arriver à en localiser certains, puisque, par moment, on trouvait des adresses complètes avec le numéro civique et le nom de la rue explicitement nommés, alors qu’à d’autres moment, les lieux étaient plutôt désignés par rapport à des repères physiques plus ou moins faciles à retracer aujourd’hui. Un bon exemple est l’événement «concert Campbell» que l’on retrouve dans le cycle de 24h du 31 juillet 1924, qui était donné dans un parc à Côte Saint-Paul. L’adresse indiquée pour cet évènement était, selon les journaux consultés, soit «Aux terrains de jeux, Ave. De L’Église et Eadie»[1] ou encore «Au terrain, Ave. Church et Eadie»[2]. Le manque d’uniformité est ici évident, car l’avenue de l’Église et l’avenue Church sont la même rue, mais nommée en français et en anglais. Ainsi, selon le journal qui est consulté d’abord, l’endroit exact du concert devient plus difficile à retracer, autant pour le géolocaliser sur une carte actuelle, que pour le retrouver dans les ressources de l’époque (annuaires municipaux, cartes historiques).
De plus, comme nous avons fait la collecte de données avec trois équipes différentes dans trois villes différentes et supervisées par trois co-chercheuses différentes, les résultats obtenus après la première collecte variaient d’une équipe à l’autre. En effet, certaines équipes avaient d’abord considéré tous les évènements musicaux trouvés dans les journaux, alors que d’autres avaient seulement considérés ceux qui se déroulaient spécifiquement sur le territoire de la ville de Montréal. Certaines équipes avaient ajouté toutes les émissions musicales des programmations radio, alors que d’autres n’avaient noté que les rediffusions d’évènements ayant eu lieu à Montréal. Ce ne sont que quelques exemples des disparités retrouvées dans nos collectes initiales. Les méthodes d’entrée des données variaient d’une équipe à l’autre, que ce soit dans la façon de nommer les fiches évènements, d’y ajouter des commentaires ou encore de noter les descriptions. La façon de nommer les ressources a aussi été sujette à plusieurs discussions afin d’arriver à un protocole précis et commun au sein de la grande équipe VMQ.
Les changements d’adresse, de nom et de numérotation sont un autre défi auquel il a fallu faire face. Puisque nos évènements sont dispersés sur une période de 33 ans, les magasins ont quelques fois changé d’adresse, les salles de spectacles et théâtres peuvent avoir changé de nom, et surtout, la ville de Montréal a procédé à un changement progressif de numérotation des immeubles entre 1924 et 1931, quartier par quartier[3]. Ainsi, pour géolocaliser adéquatement les adresses datant d’avant 1931 sur une carte actuelle, il a fallu les vérifier une par une en les retraçant dans l’annuaire Lovell de l’année correspondante en comparant l’adresse actuelle avec celle précédant la renumérotation. On parle ici de dizaines d’heures de recherches dans les annuaires de la ville de Montréal pour retracer les nombreuses adresses qui ont changé durant la période sur laquelle s’étale le projet. Ce travail était important d’abord pour permettre de géolocaliser les lieux sur une carte actuelle, mais aussi pour éviter de dédoubler ceux qui auraient changé de nom ou de numéro civique d’un cycle de 24h à l’autre, ce qui aurait nuit à l’analyse temporelle des lieux de la vie musicale à travers la période concernée. De plus, certains bâtiments peuvent avoir disparu ou avoir été remplacés par de nouvelles constructions, rendant le repérage de ceux-ci plus ardu par moments.
Parmi les ressources qui ont été absolument nécessaires pour retracer les lieux et les numéros civiques, il y a la collection des annuaires Lovell, disponible sur le site de la BAnQ, pour trouver les lieux associés aux acteurs et organismes recencés dans nos cycles de 24h ainsi que pour situer ces lieux sur une carte contemporaine de Montréal. Le site Google Maps a été une ressource complémentaire pour cette portion du travail. De plus, les collections de photographies disponibles sur le site de la BAnQ ont été utiles pour repérer ou confirmer la localisation de certains bâtiments, puisque plusieurs font toujours partie du paysage montréalais et ont des façades facilement reconnaissables à ce jour. Prenons pour exemple le bâtiment Lindsay de la compagnie C. W. Lindsay Ltd: la façade de ce bâtiment n’est plus la même qu’au début du XXe siècle, mais le nom du magasin apparait dans la brique sur le côté de l’immeuble et est toujours visible.
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Une fois les lieux répertoriés, uniformisés et géolocalisés, ces cartes permettent de visualiser où se déroulaient les évènements de la vie musicale pour chacun de nos cycles de 24h et de recréer les liens et itinéraires possibles entre ces lieux pour chaque 24h. Il est donc possible de retracer le parcours d’un musicien au fil des années ou au sein même d’un cycle de 24h. C’est ce que nous avons fait avec Rex Battle pour le cycle du 31 juillet 1924: dans cette même journée, on sait qu’il a enregistré au studio Compo et qu’il a donné un concert à l’hôtel Mont-Royal en soirée. Avec l’adresse de son domicile, il nous est donc possible de retracer le parcours de sa journée. On peut aussi voir que les studios d’enregistrement de Compo Co Ltd étaient situés tout près de l’hôtel Mont-Royal où Rex Battle dirigea son orchestre presque deux fois par semaine tout l’été 1924. On peut également visualiser où se déroulaient les spectacles pour une même journée et donc réfléchir sur comment la dispersion des spectacles affectait la vie musicale de la ville de Montréal. |
Savoir si les évènements musicaux d’une même soirée se déroulaient exclusivement au centre-ville ou s’ils étaient répartis à travers la ville donne différentes informations sur la vie musicale et sur les opportunités qui s’offraient aux gens. En géolocalisant les boutiques spécialisées dans le commerce d’instruments de musique et les petites annonces concernant la vente d’instruments par des individus, on peut analyser dans quels quartiers les gens semblaient davantage acheter ou vendre des instruments, et s’il y a des tendances qui se démarquent en fonction du contexte socio-politique et économique du moment. Les informations concernant les offres de cours de musique permettent aussi de se questionner sur l’identité des personnes qui donnaient et suivaient ces cours. De plus, en sachant si les évènements se déroulaient plutôt dans des quartiers anglophones ou francophones de la ville, on peut soulever des questions sur les habitudes et préférences musicales des gens selon leur culture et leur langue. On peut entre autres se questionner par rapport à la collaboration et aux échanges entre les musiciens francophones et anglophones, par exemple en cherchant à savoir si des musiciens francophones travaillaient dans des milieux plutôt anglophones et vice-versa.
En conclusion, l’ajout des fiches de lieux à notre base de données a permis d’enrichir notre projet et notre compréhension de la vie musicale sur la période visée par nos recherches, soit 1919 à 1952. Cela nous a permis de développer notre méthodologie de travail en équipe interuniversitaire et celle de l’entrée de données. Les fiches de lieux sont ainsi essentielles à la mise en récit de nos cycles de 24h, puisqu’elles nous permettent de mettre en contexte les évènements les uns par rapport aux autres selon différentes temporalités (par exemple, pour un cycle de 24h précis ou en comparant les différents cycles). Si on prend l’exemple du 31 juillet 1924, on voit que les gens ayant assisté au spectacle de la fanfare des Grenadiers Guards dirigée par J.-J. Gagnier au parc Belmont, dans Cartierville, n’auraient probablement pas pu assister au concert Sing Song dans Verdun. Par contre, quelqu’un aurait très bien pu aller souper à 19h au Venetian Gardens et se rendre ensuite à l’hôtel Mont-Royal à temps pour assister à la prestation de l’orchestre de danse de Joseph-C. Smith à 22h30, puisque les deux évènements se sont déroulés à environ 500 m l’un de l’autre, soit moins de dix minutes à pied. Ainsi, l’étude des lieux et leur géolocalisation nous a permis de répondre à plusieurs questions et en a soulevé autant d’autres, ce qui permet ultimement de mieux comprendre la vie musicale des moments étudiés.
Notes:
[1] Presse (La), 1924-07-31, page 21. https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3100523
[2] Canada (Le), 1924-07-31, page 2. https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3566703
[3] Archives de Montréal. 2013. «FAQ : Comment retracer les changements de noms de rues et les changements de numérotation des immeubles?». https://archivesdemontreal.com/2013/11/08/faq-changements-noms-de-rues-et-les-numerotation-des-immeubles/ [29 juillet 2023].
[2] Canada (Le), 1924-07-31, page 2. https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3566703
[3] Archives de Montréal. 2013. «FAQ : Comment retracer les changements de noms de rues et les changements de numérotation des immeubles?». https://archivesdemontreal.com/2013/11/08/faq-changements-noms-de-rues-et-les-numerotation-des-immeubles/ [29 juillet 2023].
Médiagraphie:
Image 1 :
Capture d’écran du site VMQ, prise le 28 août 2023. Fiche du Parc Belmont. https://vmq.crilcq.org/gestion/lieux.
Image 2 :
The Lindsay Building, 512 St. Catharine [i.e. Catherine] Street West, Montreal, Valentine & Sons' Publishing Co., [1902?], Montréal, https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2325431.
Image 3 :
Capture d’écran du site de Google Maps, https://www.google.ca/maps/@45.4994728,-73.5734477,3a,73.1y,68.17h,108.12t/data=!3m6!1e1!3m4!1slrJkiGout4QsFxPp8rVc3A!2e0!7i16384!8i8192?entry=ttu.
Image 4 :
Le parcours de Rex Battle, 31 juillet 1924, https://www.google.com/maps/d/viewer?hl=fr&mid=1oDadBIVmN0lX9082Pn92zmfd1NySCgg&ll=45.55190517790808%2C-73.66948382797293&z=11
Capture d’écran du site VMQ, prise le 28 août 2023. Fiche du Parc Belmont. https://vmq.crilcq.org/gestion/lieux.
Image 2 :
The Lindsay Building, 512 St. Catharine [i.e. Catherine] Street West, Montreal, Valentine & Sons' Publishing Co., [1902?], Montréal, https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2325431.
Image 3 :
Capture d’écran du site de Google Maps, https://www.google.ca/maps/@45.4994728,-73.5734477,3a,73.1y,68.17h,108.12t/data=!3m6!1e1!3m4!1slrJkiGout4QsFxPp8rVc3A!2e0!7i16384!8i8192?entry=ttu.
Image 4 :
Le parcours de Rex Battle, 31 juillet 1924, https://www.google.com/maps/d/viewer?hl=fr&mid=1oDadBIVmN0lX9082Pn92zmfd1NySCgg&ll=45.55190517790808%2C-73.66948382797293&z=11