Présentation - Dans les marges de l’histoire de la musique
Par Sarah-Anne Arsenault
Dans les marges de l’histoire de la musique : ébranler le récit colonial
In the Margins of Music History: Disrupting the Colonial Narrative
Sous la direction de Sarah-Anne Arsenault et Benedictus Mattson
In the Margins of Music History: Disrupting the Colonial Narrative
Sous la direction de Sarah-Anne Arsenault et Benedictus Mattson
C’est avec plaisir que nous vous présentons ce numéro spécial de L’Écouteur, qui met en valeur le travail de huit étudiantes et étudiants de premier cycle en musique du Canada. Chacun offre ici une perspective venant ébranler le récit traditionnel de l’histoire de la musique classique occidentale, marqué au fer rouge par le colonialisme (Dharmoo 2019; Walker 2020), en illuminant divers aspects qui ont longtemps été conservés dans ses marges, et qui bien souvent continuent de l’être. Par récit traditionnel, nous entendons celui qui semble encore prédominer dans les cours des programmes universitaires en musique, au Canada comme ailleurs (Attas 2019; Bradley 2015; Carver 2017; Figueroa 2020; Madrid 2016; Santos et Peters 2023). Largement hérité du 19e siècle, celui-ci tend à présenter l’histoire de la musique dans un cadre à la fois eurocentrique, évolutionniste et colonial: négligeant en grande partie ses influences externes, telles les musiques locales, non occidentales ou de tradition orale, il se concentre sur un ensemble limité d’œuvres et de compositeurs européens blancs et masculins, réparti au sein d’une succession d’époques stylistiques censées refléter une sophistication musicale croissante (P. Bouliane et al. 2024; Walker 2020).
La remise en question de ce récit a certes déjà fait l’objet de nombreux travaux, comme l’illustrent avec succès les articles de ce numéro, tous fondés sur des recherches existantes. Néanmoins, bien que plusieurs initiatives intéressantes soient en cours ou terminées (Hijleh 2019; Schofield 2016; Strohm 2019)1, les ressources pédagogiques permettant d’aborder et d’enseigner ces perspectives alternatives demeurent insuffisantes2. C’est ce besoin qu’a voulu combler le projet « Changing Colonial Narratives in Eurocentric Music History » (CRSH Développement Savoir 2021-2023) en répertoriant et en examinant les ressources et les écrits scientifiques qui interrogent, remodèlent ou s’opposent au récit traditionnel de l’histoire de la musique. L’un des objectifs du projet était d’ailleurs de rendre accessible une importante banque de données textuelles et multimédia (articles, ouvrages, chapitres de livre, documentaires, etc.) offrant une multitude de perspectives alternatives sur ce récit. Cependant, d’importants défis subsistent, en particulier le peu d’articles disponibles en français ou en d’autres langues que l’anglais, ainsi que la difficulté d’aborder l’histoire des musiques orales, telles les musiques africaines, en raison de la surévaluation des sources écrites dans le milieu académique (Agawu 2007).
Depuis 2021, un laboratoire étudiant3 établi à l’université Mount Allison (Nouveau-Brunswick) a permis à plusieurs étudiants et étudiantes de premier cycle en musique de cataloguer et de résumer plus d’une centaine de ressources pertinentes – anticoloniales, antiracistes, anticanoniques, etc. – sur l’histoire de la musique avant 1750.
À partir de ce corpus, certains ont également entrepris des projets de recherche personnels sur divers sujets, donnant lieu à des présentations lors de colloques, à des ateliers pédagogiques ainsi qu’à de premiers articles. On l’aura compris : ce sont ces derniers qui forment ce numéro spécial, dans une version soigneusement retravaillée à la suite d’un processus d’édition rigoureux et formateur. D’environ 1000 mots chacune, les « vignettes » réunies ici mettent en lumière des travaux de recherche moins souvent enseignés méconnus, portant sur ce qui, aux yeux des jeunes autrices et auteur, mériterait d’être exhumé des marges de l’histoire de la musique.
En ouverture du numéro, Clare Lowe nous invite à élargir notre compréhension des trajectoires de la polyphonie vocale en prenant pour exemple celle de la Géorgie, dont elle expose les ressemblances et les similitudes avec la polyphonie vocale occidentale comme autant d’arguments en faveur de son inclusion dans les programmes de premier cycle en musique. Dans le même esprit, Emma Yee nous présente la musique chorale des Philippines à travers son rapport à la colonisation puis à l’indépendance, éclairant la manière dont l’héritage colonial fut sans cesse renégocié par les musiciens et musiciennes philippins, donnant lieu à une diversité de pratiques musicales hybrides. Anna Haguette se penche quant à elle sur le flamenco, genre musical national de l’Espagne qui pourtant brille par son absence dans les cours d’histoire de la musique, alors que, soutient l’autrice, tant son récit historique que ses caractéristiques devraient en faire un genre incontournable à étudier.
Adoptant une autre perspective, Emma Cameron souligne dans son article l’importance de s’intéresser aux éléments non seulement marginalisés par le récit traditionnel, mais aussi à ceux qui semblent « aller de soi » : à partir de la biographie de Haendel, elle montre en quoi les lentilles de l’historiographie et de la sociologie permettent de déconstruire la notion, en apparence inébranlable, de « grand compositeur ». Dans un paradigme similaire, Danielle Landry nous offre un aperçu de la riche histoire des notations musicales chinoises, historiquement mal comprises par les Européens, et donc écartées par le récit traditionnel; pourtant, estime l’autrice, les notations chinoises invitent à jeter un regard critique sur la notation occidentale, souvent perçue à tort comme la plus complexe ou la plus ancienne forme de notation musicale de l’histoire. Lindsey Pike se penche ensuite sur Les Indes galantes de Rameau pour illustrer l’application possible de deux cadres théoriques multi-contextuels permettant d’analyser «l’exotisme» dans la musique – un exercice essentiel, selon elle, pour mieux comprendre les œuvres du passé, notamment la manière dont elles s’imprégnaient des idéologies de l’époque en même temps qu’elles les renforçaient.
Les derniers textes s’intéressent à deux populations systématiquement marginalisées dans l’histoire de la musique classique occidentale: les personnes noires et les femmes. Dans son article, Kiran Steele propose des manières concrètes d’amener les étudiants d’un cours d’histoire de la musique à réfléchir aux conséquences du racisme sur les vies des musiciennes et musiciens noirs du début de l’époque moderne en Europe, insistant sur l’importance de discuter des raisons de leur invisibilisation dans le récit traditionnel, mais aussi de questionner leurs représentations visuelles comme textuelles dans les sources primaires.
Enfin, Susanne Sevcik clôt ce numéro spécial en explorant les effets des technologies d’impression et d’édition sur les activités musicales des femmes anglaises des 17e et 18e siècles. En montrant que ces technologies ont simultanément amené la musique imprimée dans les foyers tout en la limitant à un répertoire étroit et stéréotypé, Sevcik trace un portrait plus nuancé de l’histoire musicale des femmes que celui mis de l’avant par le récit traditionnel.
En somme, nous nous réjouissons de savoir que ce numéro spécial s’ajoute désormais aux ressources claires et accessibles qui contribuent à mettre en lumière des pans de l’histoire de la musique injustement tenus à l’écart par son récit colonial. Nous sommes convaincus que la variété des perspectives exposées suscitera la curiosité des lectrices et lecteurs de la revue. Un véritable « ébranlement » du récit traditionnel de l’histoire de la musique est en cours, et nous devons continuer de plonger dans ses marges de manière à révéler que ce sont elles qui font précisément toute sa richesse et sa complexité.
Biographie des artistes
Edinam Mattson @e_m.art.son (Instagram)
Edinam Mattson est un artiste ghanéen titulaire d’un diplôme national supérieur (HND) en arts industriels de l’Université technique de Ho au Ghana. Les peintures d’Edinam s’inspirent de la vivacité des couleurs qui l’entourent. Ses œuvres sont généralement des dessins de natures mortes, de modèles et de portraits colorés. Edinam a réalisé de nombreuses œuvres avec son style libre et coloré. Après avoir enseigné les arts créatifs pendant un certain temps, Edinam est actuellement actif comme artiste indépendant et reçoit régulièrement des commandes de galeries d’art pour réaliser des œuvres pour leurs clients.
The Awakening est une œuvre d’art qui dépeint la liberté d’inclusion dans la musique. La peinture représente un poing fermé (qui incarne la liberté), fusionné avec un visage chantant. Le poing, qui sert également de cerveau au visage chantant, contient une combinaison de divers instruments de musique.
Katia Breton
Depuis 1997, Katia Breton explore sa créativité à travers l’art visuel. Elle a exposé ses œuvres à Montréal (Galerie 2456, International Flora, Galerie Alternance, parc Molson, galerie Kaf Art, centre baha’i, studio Bizz, Mousse café, restaurant Les belles sœurs, Au papier japonais, La boîte gourmande) ainsi qu’à la Maison des arts de Laval, au Studio P à Québec et à la Galerie Mondo d’Arte à Ottawa. En 2017, elle a réalisé un tryptique pour un bureau médical au Saguenay.
Elle a également illustré divers projets dont des livres pour enfants, des casse-têtes, et des couvertures de livres et de CD.
Edinam Mattson est un artiste ghanéen titulaire d’un diplôme national supérieur (HND) en arts industriels de l’Université technique de Ho au Ghana. Les peintures d’Edinam s’inspirent de la vivacité des couleurs qui l’entourent. Ses œuvres sont généralement des dessins de natures mortes, de modèles et de portraits colorés. Edinam a réalisé de nombreuses œuvres avec son style libre et coloré. Après avoir enseigné les arts créatifs pendant un certain temps, Edinam est actuellement actif comme artiste indépendant et reçoit régulièrement des commandes de galeries d’art pour réaliser des œuvres pour leurs clients.
The Awakening est une œuvre d’art qui dépeint la liberté d’inclusion dans la musique. La peinture représente un poing fermé (qui incarne la liberté), fusionné avec un visage chantant. Le poing, qui sert également de cerveau au visage chantant, contient une combinaison de divers instruments de musique.
Katia Breton
Depuis 1997, Katia Breton explore sa créativité à travers l’art visuel. Elle a exposé ses œuvres à Montréal (Galerie 2456, International Flora, Galerie Alternance, parc Molson, galerie Kaf Art, centre baha’i, studio Bizz, Mousse café, restaurant Les belles sœurs, Au papier japonais, La boîte gourmande) ainsi qu’à la Maison des arts de Laval, au Studio P à Québec et à la Galerie Mondo d’Arte à Ottawa. En 2017, elle a réalisé un tryptique pour un bureau médical au Saguenay.
Elle a également illustré divers projets dont des livres pour enfants, des casse-têtes, et des couvertures de livres et de CD.
Autres personnes ayant collaboré à ce numéro
Audrey Cantin-Ouellet (Université Laval), D. Linda Pearse (Mount Allison University), Margaret Walker (Queen's University) et Sandria P. Bouliane (Université Laval).
Bibliographie
Agawu, Kofi. 2007. « To Cite or Not to Cite?: Confronting the Legacy of (European) Writing on African Music ». Fontes Artis Musicae, vol. 54, no. 3 : p. 254262.
Attas, Robin. 2019. « Strategies for Settler Decolonization: Decolonial Pedagogies in a Popular Music Analysis Course ». Canadian Journal of Higher Education, vol. 49, no. 1 : p. 125‑39. https://doi.org/10.47678/cjhe.v49i1.188281.
Bradley, Deborah. 2015. « Hidden in plain sight: Race and racism in music education ». Dans The Oxford handbook of social justice in music education, sous la direction de Cathy Benedict, Patrick K. Schmidt, Gary Spruce et Paul G. Woodford. New York: Oxford University Press.
Carver, Mandy. 2017. « Knowledge transfer : Indigenous african music in the South African music curriculum ». African Music : Journal of the International Library of African Music, vol. 10, no. 3. https://journal.ru.ac.za/index.php/africanmusic/article/view/2199.
Dharmoo, Gabriel. 2019. « Reflets de la colonialité dans la scène des musiques nouvelles ». Intersections: Canadian Journal of Music / Intersections : revue canadienne de musique, vol. 39, no. 1 : p. 105‑21. https://doi.org/10.7202/1075345ar.
Figueroa, Michael A. 2020. « Decolonizing “Intro to World Music?” ». Journal of Music History Pedagogy, vol. 10, no. 1 : p. 19.
Green, Lucy. 2016. How Popular Musicians Learn: A Way Ahead for Music Education. London : Routledge. https://doi.org/10.4324/9781315253169.
Hess, Juliet. 2015. « Decolonizing music education: Moving beyond tokenism ». International Journal of Music Education, vol. 33, no. 3 : p. 336‑47. https://doi.org/10.1177/0255761415581283.
Hijleh, Mark. 2019. Towards a Global Music History: Intercultural Convergence, Fusion, and Transformation in the Human Musical Story. Abingdon, Oxon ; New York, NY : Routledge.
Madrid, Alexandro L. 2016. « Diversity, Tokenism, Non-Canonical Musics, and the Crisis of the Humanities in U.S. Academia | Journal of Music History Pedagogy ». Journal of Music History Pedagogy, vol. 7, no. 2 : p. 124‑30.
P. Bouliane, Sandria, Sarah-Anne Arsenault, D. Linda Pearse et Margaret E. Walker. [2024.] « Remodeler le récit traditionnel de l’histoire de la musique : outils théoriques et pratiques pour l’enseignement universitaire ». Les Cahiers de la SQRM (accepté, à paraître en 2024).
Santos, Daniel Silva dos, et Ana Paula Peters. 2023. « The colonialities experienced by blacks: Reflections to break with colonial naturalizations in music training ». Seven Editora. http://sevenpublicacoes.com.br/index.php/editora/article/view/2409.
Schofield, Katherine Butler. 2016. « Musical transitions to European colonialism in the eastern Indian Ocean: final summary report ». European Research Council, Project ID 263643; Chercheuse principale, Katherine Butler Schofield. https://cordis.europa.eu/project/id/263643
Strohm, Reinhard. 2018. Studies on a global history of music: a Balzan musicology project. Collection SOAS musicology. Abingdon, Oxon; New York, NY: Routledge.
Strohm, Reinhard. 2019. « The Balzan Musicology Project towards a global history of music, the study of global modernisation, and open questions for the future ». Muzikologija, no. 27 : p. 1529. https://doi.org/10.2298/MUZ1927015S.
Walker, Margaret E. 2020. « Towards a Decolonized Music History Curriculum ». Journal of Music History Pedagogy, vol. 10, no. 1 : p. 1-19.
Walker, Margaret E. 2021. « Cultural Narratives and Curricular Change: Listening to and Learning from Faculty Opinions ». Communication présentée à l’AMS Teaching Music History Virtual Conference, 14 juin.
Attas, Robin. 2019. « Strategies for Settler Decolonization: Decolonial Pedagogies in a Popular Music Analysis Course ». Canadian Journal of Higher Education, vol. 49, no. 1 : p. 125‑39. https://doi.org/10.47678/cjhe.v49i1.188281.
Bradley, Deborah. 2015. « Hidden in plain sight: Race and racism in music education ». Dans The Oxford handbook of social justice in music education, sous la direction de Cathy Benedict, Patrick K. Schmidt, Gary Spruce et Paul G. Woodford. New York: Oxford University Press.
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Dharmoo, Gabriel. 2019. « Reflets de la colonialité dans la scène des musiques nouvelles ». Intersections: Canadian Journal of Music / Intersections : revue canadienne de musique, vol. 39, no. 1 : p. 105‑21. https://doi.org/10.7202/1075345ar.
Figueroa, Michael A. 2020. « Decolonizing “Intro to World Music?” ». Journal of Music History Pedagogy, vol. 10, no. 1 : p. 19.
Green, Lucy. 2016. How Popular Musicians Learn: A Way Ahead for Music Education. London : Routledge. https://doi.org/10.4324/9781315253169.
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Hijleh, Mark. 2019. Towards a Global Music History: Intercultural Convergence, Fusion, and Transformation in the Human Musical Story. Abingdon, Oxon ; New York, NY : Routledge.
Madrid, Alexandro L. 2016. « Diversity, Tokenism, Non-Canonical Musics, and the Crisis of the Humanities in U.S. Academia | Journal of Music History Pedagogy ». Journal of Music History Pedagogy, vol. 7, no. 2 : p. 124‑30.
P. Bouliane, Sandria, Sarah-Anne Arsenault, D. Linda Pearse et Margaret E. Walker. [2024.] « Remodeler le récit traditionnel de l’histoire de la musique : outils théoriques et pratiques pour l’enseignement universitaire ». Les Cahiers de la SQRM (accepté, à paraître en 2024).
Santos, Daniel Silva dos, et Ana Paula Peters. 2023. « The colonialities experienced by blacks: Reflections to break with colonial naturalizations in music training ». Seven Editora. http://sevenpublicacoes.com.br/index.php/editora/article/view/2409.
Schofield, Katherine Butler. 2016. « Musical transitions to European colonialism in the eastern Indian Ocean: final summary report ». European Research Council, Project ID 263643; Chercheuse principale, Katherine Butler Schofield. https://cordis.europa.eu/project/id/263643
Strohm, Reinhard. 2018. Studies on a global history of music: a Balzan musicology project. Collection SOAS musicology. Abingdon, Oxon; New York, NY: Routledge.
Strohm, Reinhard. 2019. « The Balzan Musicology Project towards a global history of music, the study of global modernisation, and open questions for the future ». Muzikologija, no. 27 : p. 1529. https://doi.org/10.2298/MUZ1927015S.
Walker, Margaret E. 2020. « Towards a Decolonized Music History Curriculum ». Journal of Music History Pedagogy, vol. 10, no. 1 : p. 1-19.
Walker, Margaret E. 2021. « Cultural Narratives and Curricular Change: Listening to and Learning from Faculty Opinions ». Communication présentée à l’AMS Teaching Music History Virtual Conference, 14 juin.