Population II : À la hauteur
par Luc Drapeau
Le 30 octobre 2020, la formation Population II sortait son premier album À la Ô terre, après s’être commis de deux EP au cours des dernières années en évoluant à la recherche de son identité sonore dans « l’underground » montréalais. Pour Population II, nom qui fait référence à l'astronomie et qui rend hommage à l'album de 1970 de Randy Holden, pionnier de l’Acid rock et du Doom Metal, les astres étaient alignés. L’intérêt marqué des trois membres du groupe pour le label californien Castle Face Records, référence mondiale dans le rock garage et psychédélique, allait leur faire connaître un dénouement heureux. Son réalisateur Emmanuel Éthier (Pierre Lapointe, Peter Peter, Choses Sauvages, etc.), aussi membre de la formation Chocolat, et John Dwyer, fondateur de l’étiquette et membre de la formation Thee Oh Sees, se vouaient un respect réciproque. Une heure après l’envoi des fichiers, le tout était officialisé : Population II devenait le premier groupe francophone à être signé par ce label américain.
Mosaïque d'influences
On trouve plusieurs cas de figure dans les descriptions que font les médias québécois de la musique du trio. Certains la qualifie d’inclassable, d’autres l’associent au Krautrock (Amon Düül, Cans, etc.), à l’école de Canterbury (Soft Machine, Gong, etc.) et à Pink Floyd, période Syd Barrett. Certains la nomment Space-rock ou Stoner-rock ; d’autres brandissent les Stooges, le prog québécois des années 1970 avec Sloche et Octobre ; d'autres encore évoquent la musique nubienne de l’oudiste Hamza El Din. Dans une entrevue disponible sur la plateforme PanM360, Tristan Lacombe, guitariste et claviériste du trio, prétend qu’avec ce premier album « les chansons sont plus concises et les compositions se sont complexifiées […]. Population II est devenu plus énergique et propose une touche punk tout en conservant une note de psychédélisme » (Paulhus 2020). Les deux premiers EP comprenant des titres-fleuves débordant les 10 et 20 minutes sont déjà derrière eux : « nous sommes des mélomanes et nous découvrons constamment de la nouvelle musique. C’est en essayant de la reproduire et à force de faire de longues improvisations que notre son s’est développé » (cité dans Paulhus 2020).
Le jeu du trio
La guitare et les claviers de Tristan Lacombe et la basse de Sébastien Provençal, deux amis depuis l’enfance, se sont joints à la batterie, à la plume introspective et à la voix singulière de Pierre-Luc Gratton, autre ami de longue date. Ensemble, le trio délivre des trésors d’inventivité, de motifs envoûtants fourbis d’accords dissonants et de montées impressionnantes au détour d’accalmies, créant ainsi des contrastes habiles d’un bout à l’autre de l’album.
L’interaction entre les membres, à la fois efficace et débridée, rappelle évidemment l’influence de groupes tels que Amon Düül, mais évoque aussi l’énergie déployée de formations plus récentes — notamment l’expansivité de Mars Volta, groupe progressif/alternatif/punk, marquée par un jeu instrumental et des envolées techniques qui défient les balises trop restrictives. La voix de Pierre-Luc Gratton ne saurait toutefois soutenir la comparaison avec celle de Cedric Bixler-Zavala dont le registre s’étend, selon la légende, d’un ré 2 à un do 7 ; une acrobatie vocale dont Population II se passe très bien pour créer l’ambiance qui le caractérise.
Le chant et la démarche
Indépendamment de la musique, le chant de Pierre-Luc Gratton se veut très assumé, se souciant peu de correspondre au standard. À l’image des artisans de la musique psychédélique, de l’école de Canterbury et du mouvement dadaïste auxquels les références abondent, le trio revendique le droit à la liberté de l’art : « Simple ou complexe, composée ou improvisée, chantée ou instrumentale, sérieuse ou absurde, délicate ou agressive, mélodieuse ou dissonante, concise ou épique, lente ou rapide : la musique canterburienne peut être tout cela à l’intérieur d’un même morceau » (Leroy 2016, p. 18). Cet état d’esprit se couple parfaitement aux sources dont Population II s’abreuve.
La voix nasillarde du chanteur n’est pas immédiatement agréable, mais elle a le mérite d’installer une atmosphère déroutante qui sait charmer par la suite. Rarement habitués d'entendre la langue française mariée à ce style, nous demeurons captifs même s’il est difficile de comprendre les paroles. Une étrange séduction qui n’est pas sans rappeler celle opérée par certains passages des chansons de Malajube et de Chocolat. Les paroles sont souvent accessoires au rendu qui se trouve la plupart du temps noyé dans une marre d’effets (saturation, réverbération, etc.). On pourrait penser qu’elles n’ont aucun sens, alors qu’elles contribuent au contraire à un effet hypnotique. Un peu à la manière des haïkus japonais, l’intention est de nous rattraper au détour avec l’essentiel du message.
La voix nasillarde du chanteur n’est pas immédiatement agréable, mais elle a le mérite d’installer une atmosphère déroutante qui sait charmer par la suite. Rarement habitués d'entendre la langue française mariée à ce style, nous demeurons captifs même s’il est difficile de comprendre les paroles. Une étrange séduction qui n’est pas sans rappeler celle opérée par certains passages des chansons de Malajube et de Chocolat. Les paroles sont souvent accessoires au rendu qui se trouve la plupart du temps noyé dans une marre d’effets (saturation, réverbération, etc.). On pourrait penser qu’elles n’ont aucun sens, alors qu’elles contribuent au contraire à un effet hypnotique. Un peu à la manière des haïkus japonais, l’intention est de nous rattraper au détour avec l’essentiel du message.
Et cette journée fut longue comme une année Et cette heure comme une journée Cette journée fut longue, longue comme une année L’éveil de son sens bouleverse mes connaissances (Population II 2020, 6, 2:42-2:58). |
Dans « Il eut un silence dans le ciel », morceau marqué par des accalmies, des crescendos et des lignes de basse et de guitare très envoûtantes, certaines paroles se font plus intelligibles, s’ajoutent comme des commentaires volants au-dessus de la musique. Arrivé au milieu de la chanson, l’ensemble fait place à la voix. Tout s’éclaircit.
S’ensuit un crescendo de toutes les parties, incluant la voix. « Je suis celui qui est, je suis celui qui vit » (Population II, 2020, 6, 3:20-3:25). Souvent la voix produit le même effet qu’une ligne de basse qui se répète sur plusieurs mesures, ce qui n’est pas sans rappeler encore une fois l’esprit qui animait l’école de Canterbury : « L’idée sous-jacente est claire : la voix est, en terre canterburienne, un instrument parmi d’autres, et les mots n’en sont que le carburant » (Leroy 2016, p. 17). |
Dans l’entretien donné à PanM360, le chanteur avoue d’ailleurs que son processus d’écriture ne commence qu’à la toute fin, quand après de longues heures d’improvisation où il s’est laissé aller dans une langue inventée il intègre « de vraies paroles […] en [se] fiant aux syllabes [qu’il a] prononcées en improvisant » (Paulhus 2020). Une démarche que la violoncelliste Jorane utilise elle aussi, à la différence près que cette dernière n’envisageait pas toujours d’habiller d’une langue connue le souffle de ce langage inventé.
L’importance des instruments d’accompagnement
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Dans « Introspection » (Population II 2020, 1), la première des dix pièces de l’album, deux influences probantes ressortent du jeu du saxophone qui s’invite. Nous passons d’envolées métalliques plus lentes, soutenues par des effets d’écho qui évoquent les enregistrements de la période Bitches Brew de Miles Davis, à une interprétation plus stridente et emportée, évoquant les intonations de Mel Collins de King Crimson dans les années 1970 ou encore celles que nous pouvons entendre à la fin de « The Nationals Anthem » de Radiohead sur l’album Kid A trente ans plus tard.
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L’ouverture d’« Attraction » (Population II 2020, 7), la septième pièce de l’album qui s’ouvre sur des notes de saxophone très jazzy, emprunte aussi au style de Didier Malherbe qui a œuvré au sein de la formation Gong. L’utilisation de l’orgue et du saxophone plus loin dans cette chanson (Population II, 2020, 7, 3:12-4 :20) n’est pas sans rappeler certaines atmosphères propres au Van Der Graaf Generator des années 1970.
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David Jackson aux Saxophones (ténor, alto, soprano) et Hugh Banton à l’orgue Hammond et farfisa. Les notes volantes de la harpe qui enjolivent l’ensemble en début de la troisième pièce de l'album « Les vents » suggèrent le jeu d’Alice Coltrane dans une chanson telle que « Paramahansa Lake », qui entremêle jazz modal et musique indienne, et sont grafignées par la suite par des effets de distorsion, créant un contraste saisissant.
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« Soyez vous-même, les autres sont déjà pris »
Dans Le classique fait pop !, (Trottier 2021) un ouvrage récemment paru aux éditions XYZ, Danick Trottier, musicologue, professeur et chercheur à l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique, affirme que :
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Qui a raison et qui a tort dans cette entreprise de nommer le courant qui électrifie la musique et les catégories multiformes où elle évolue ? Si les mêmes qualificatifs revenaient d’un critique à l’autre concernant Population II, nous pourrions certainement statuer sur son appartenance générique. Une pincée de psychédélisme et une touche de punk et de progressif ne peuvent toutefois rendre compte de l’ensemble de l’évolution de l’identité multiforme du groupe comme d’une recette sciemment calculée.
La carte n’est pas le territoire et le schéma d’une chose n’équivaut pas à l’expérience qu’on peut en faire. À nommer trop rapidement ce qu’on écoute, on en oublie l’importance du processus. On trouvera toujours quelqu’un à qui vous comparer, une école à qui vous associer, mais en général, on ne retiendra qu’une partie de la mosaïque d’influences qui pourra vous avoir forgé – celle qu’on reconnaît. C’est en découvrant de la nouvelle musique, en essayant de la reproduire, en créant de longues improvisations que le son de Population II, dont les membres se décrivent comme des mélomanes, s’est développé. À l’image de l’esthétique de l’école de Canterbury, cette liberté d’agir est très rafraîchissante dans le paysage québécois.
Le modus operandi de « Ce n’est rêve » (Population II 2020, 2), deuxième pièce de l’album, sa lente procession qui l’amène jusqu’à un crescendo final, présente des parentés évidentes avec « This Is The End » des Doors sans en être un ersatz. Il y a dans ce premier opus une volonté de porter le tout ailleurs et d’amalgamer l’ensemble de ces influences à une démarche propre. Toute la nomenclature de genres qui nous sert à répertorier la musique du groupe pourrait donner l’impression, au premier abord, d’un collage maladroit et d’une démarche inaboutie, voire un copinage avec une forme de plagiat qui aurait intérêt à répondre à cette citation attribuée à Oscar Wilde qui disait « Soyez vous-même, les autres sont déjà pris ». Ce n’est pas le cas.
Le foisonnement des sources est trop élaboré, ce qui nous amène à penser que, si leur musique nous rappelle tant d’autres choses, c’est peut-être parce qu’influences du passé et évolution naturelle cohabitent bien dans ce projet unique. Ce premier opus plein de promesses lie de façon unique les composantes d’une identité en train de se construire. L’album, dont le titre se veut un clin d’œil sous la forme d’un jeu de mots au groupe l’Infonie et à la plume atypique de Raoul Duguay, se montre définitivement à la hauteur (À la Ô terre).