Présentation:
Musique et justice sociale
par Vanessa Blais-Tremblay
La musique populaire n'est pas simplement un produit que nous consommons passivement: elle façonne notre perception du monde et informe nos actions et nos interactions. Elle peut nous faire rire, pleurer, danser, chanter, rêver, oublier, souffrir, protester: elle peut même nous faire voter!
Mais comment? Pour qui et pourquoi? Comment les paramètres identitaires affectent-ils la manière dont les gens écoutent, interprètent et évaluent la musique—et comment les paramètres esthétiques et sociaux se rapportent-ils à leur tour à des questions d'économie politique?
Mais comment? Pour qui et pourquoi? Comment les paramètres identitaires affectent-ils la manière dont les gens écoutent, interprètent et évaluent la musique—et comment les paramètres esthétiques et sociaux se rapportent-ils à leur tour à des questions d'économie politique?
À l'été 2018, j'ai conçu un cours nouvellement offert à l'Université McGill intitulé Musique populaire et justice sociale. Dans ce cours, nous avons analysé les interactions entre la musique et un ensemble de variables identitaires incluant les questions d'agentivité artistique et de représentation, les questions de légitimité culturelle et de marginalisation, ainsi que les mouvements protestataires et de justice sociale. En nous appuyant sur la théorie tridimensionnelle de la justice sociale de Nancy Fraser, nous avons réfléchi aux différentes manières dont la musique populaire peut favoriser ou entraver les demandes de redistribution, de reconnaissance et de représentation.
Nous nous sommes intéressés aux mouvements des droits de la personne d’ici et d’ailleurs et à l’utilisation de la musique comme moyen d'inviter et de maintenir un changement social transformateur. Nous avons aussi cherché à identifier de quelle manière les musiciens et les musicologues ont pu influencer d’une part, le développement de nouvelles formes de musiques populaires axées sur la justice sociale et d’autre part, le développement de nouveaux modes de pensée en ce qui a trait à l'identité et à la justice sociale. En réponse à l’attention disproportionnée accordée encore aujourd’hui aux hommes dans les histoires de la musique et de la politique (Bob Dylan, Bob Marley et autres), mon cours s’est concentré sur les contributions musicales des femmes et des minorités de genre.
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Nous avons discuté de la relation entre identité (intersections entre genre, sexualité, race, classe, indigénéité, handicap, âge, taille du corps) et contexte culturel (dans une perspective globale) dans des études de cas telles que: l’analyse de chansons protestataires récentes (chansons du printemps érable, Pussy Riots, Kendrick Lamar aux Grammys de 2018); les questions de «handicap audible» chez Grimes; l'album visuel Lemonade de Beyoncé; Tanya Tagaq et les politiques canadiennes de réconciliation (dites «post-coloniales»); l’éducation musicale pour le changement social (El Sistemaet autres); la musique de campagne de Hilary Clinton; entre «twerking» et #twerkgate; la liste de lecture Spotifyde Justin Trudeau; la place de la musique dans le mouvement #metoo; la musique populaire comme arme de torture;
et bien davantage.
Mais puisque nos rencontres se déroulaient l’été, par une belle journée ensoleillée de la mi-juin, l’ensemble de percussions protestataire montréalais Movimento nous a conviés à une «promenade musicale» à travers le campus universitaire. Pas une manifestation… bien sûr que non! Une «promenade musicale». Tout-à-fait légitime! (🤞)
Dans ce numéro
Les articles ci-dessous visent à approfondir les conversations entamées dans ce cours en réfléchissant de manière critique à un.e artiste ou un groupe qui s’est servi de la musique populaire pour aborder des questions de justice sociale. Les auteur.e.s posent les questions suivantes: Pourquoi et comment cet.te artiste ou ce groupe s’appuie-t-il.elle sur la musique pour contester le statu quo? Qu'est-ce que les artistes essaient-ils.elles d'accomplir en utilisant de la musique populaire pour protester, et comment une chanson peut-elle être particulièrement bien adaptée (ou non!) à la fonction qui lui a été confiée? Comment pouvons-nous mieux évaluer ce que cela signifie pour les artistes d'être socialement responsables, compte tenu des rôles simultanés qu'ils.elles jouent souvent, à la fois en tant qu’artistes et en tant que «leaders politiques non élus»? Enfin, comment l'étude de la musique populaire utilisée en contexte protestataire peut-elle faciliter la compréhension des politiques de coalition ou d’alliance? La musique peut-elle être une force active dans la construction d’une politique de l’espoir?
Selon Kate Marr-Laing, la réponse à cette dernière question est un oui retentissant. Dans son article, Marr-Laing analyse la chanson «Beds Are Burning» du groupe rock australien blanc Midnight Oil et se penche sur le rôle que cette chanson a joué dans la relation entre colonisateurs et autochtones australiens dans deux événements commémoratifs: le bicentenaire de l'Australie en 1988 et les Jeux Olympiques de Sydney de 2000. Selon Marr-Laing, en interprétant cette chanson dans des espaces largement inaccessibles à la politique autochtone et en incluant dans leurs paroles des messages politiques autochtones qui ont mis les Australiens blancs au défi de reconsidérer leur positionnalité au sein des hiérarchies sociales et politiques établies par l'état colonial, Midnight Oil a su faire de «Beds Are Burning» un outil politique efficace pour le changement social.
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Les auteur.e.s Mohammed Odusanya et Amritha Sanmugam retracent les trajectoires musicales et politiques de deux des plus célèbres artistes et militantes politiques des Amériques, Mercedes Sosa et Tracy Chapman
Odusanya s’appuie sur une étude récente qui considère les identités de classe et les identités régionales de Sosa pour contextualiser la relation entre l’identité raciale et ethnique de l’artiste et les questions de développement artistique, de réception et d’auto-marketing. Odusanya souligne l’importance stratégique pour Sosa de revendiquer l’indigénéité dans sa musique et dans sa personnalité publique, ce qui d’une part renforçait la légitimité de l’État-nation blanc (Sosa comme personnage «immuable», «pré-discursif» et ainsi «apolitique»), mais qui d'autre part mettait en évidence la centralité des communautés autochtones dans le corps politique argentin.
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De son côté, Sanmugam met en contraste le premier album de Tracy Champan (Tracy Chapman, 1988) et le discours de nomination de Bush Sr proclamé la même année. Comme l’explique Sanmugam, alors que les autres chansons à la tête des palmarès de l’époque semblaient plutôt refléter la célébration de la succession de Bush au président Reagan (le précédent président du «Make America Great Again»), «Fast Car» et «Talkin’ ’Bout a Revolution» rappelaient aux Américains en situation de précarité les injustices de leur quotidien.
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Enfin, Natalie Liconti nous ramène au plus récent cas du «Make America Great Again» et se penche sur l’approbation largement médiatisée de la présidence Trump par le rappeur Kanye West. Liconti met de l’avant une «esthétique de l’échec» dans la personnalité publique et la musique de West afin de rendre compte, au cours des dernières années, de ses nombreuses «interruptions» au flux des pratiques normatives qui, chaque fois, dévoilent «un système social intrinsèquement défectueux, violemment asymétrique et raciste.» Liconti nous laisse avec de grandes questions: Une «esthétique de l'échec» est-elle toujours, comme l'a exposé le réputé José Esteban Muñoz, «un noyau de potentialité», ou existe-t-il des risques significatifs lorsqu’elle est adoptée en tant que modus operandipar nos leaders musicaux et politiques?
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Il va sans dire que je suis très fière des articles inclus dans ce volume. Je tiens à profiter de cette occasion pour féliciter les auteur.e.s, les remercier pour le grand privilège d’avoir pu explorer ces idées à leurs côtés, et leur souhaiter le meilleur pour la suite des choses.