De poussière et de route: Dust Bowl Ballads, de Woody Guthrie
par François Lemay
Enregistré au studio RCA Victor de Camden au New Jersey en 1940, Dust Bowl Ballads de Woody Guthrie (1912-1967) est l’un des enregistrements musicaux les plus importants de l’histoire de la musique américaine. Cet album, sorte de chronique de la vie de milliers d’Américains aux prises avec les dirty thirties et la grande dépression économique qui sévit à l’époque, s’inscrit comme un évènement musical charnière dans l’imaginaire collectif. Avec le temps, Dust Bowl Ballads aura des répercussions sur le plan esthétique et musical, et nous permettra de comprendre un peu mieux les nombreux drames humains qui découlent de ces deux crises.
Il existe plusieurs versions de ces enregistrements (en 78 tours, 33 tours, CD et cassette), et une certaine confusion règne à propos des rééditions. En effet, lors de la séance d’enregistrement de 1940, Guthrie a enregistré treize chansons, mais seulement onze d’entre elles («Tom Joad» est divisée en deux parties réparties sur deux faces) se sont retrouvées dans le coffret original de six disques 78 tours, paru chez Victor en 1940. Pour certaines éditions subséquentes, par contre, il fut décidé d’utiliser les treize chansons. Pour les besoin de l’article, je me suis basé sur la version numérique considérée comme définitive par Smithsonian Folkways Recordings (ou Folkways Records), étiquette créée par la Smithsonian Institution (institut de recherche scientifique nationale). Cette version consiste en une réédition numérique de Dust Bowl Ballads paru en 33 tours chez Folkways Records en 1964. Il est à noter qu’il est aussi possible, via le site de Smithsonian Folkways, d’avoir accès au livret original comportant un texte de John Asch sur le phénomène de l’érosion qui a mené au Dust Bowl, et un autre par Guthrie lui-même qui revient sur les circonstances ayant mené à la création de ses chansons.
Il existe plusieurs versions de ces enregistrements (en 78 tours, 33 tours, CD et cassette), et une certaine confusion règne à propos des rééditions. En effet, lors de la séance d’enregistrement de 1940, Guthrie a enregistré treize chansons, mais seulement onze d’entre elles («Tom Joad» est divisée en deux parties réparties sur deux faces) se sont retrouvées dans le coffret original de six disques 78 tours, paru chez Victor en 1940. Pour certaines éditions subséquentes, par contre, il fut décidé d’utiliser les treize chansons. Pour les besoin de l’article, je me suis basé sur la version numérique considérée comme définitive par Smithsonian Folkways Recordings (ou Folkways Records), étiquette créée par la Smithsonian Institution (institut de recherche scientifique nationale). Cette version consiste en une réédition numérique de Dust Bowl Ballads paru en 33 tours chez Folkways Records en 1964. Il est à noter qu’il est aussi possible, via le site de Smithsonian Folkways, d’avoir accès au livret original comportant un texte de John Asch sur le phénomène de l’érosion qui a mené au Dust Bowl, et un autre par Guthrie lui-même qui revient sur les circonstances ayant mené à la création de ses chansons.
Le contexte
Comme cet album folk s’inscrit dans un mouvement solidement ancré dans son contexte historique, il est important de bien définir celui-ci afin d’être en mesure de comprendre la portée de ces enregistrements. Deux facteurs fondamentaux mènent à la création de ce disque: le premier est la grande dépression, qui sévit depuis le krach boursier de 1929, et qui plonge les États-Unis dans une crise financière sans précédent. Le deuxième est le Dust Bowl, une grande sécheresse qui frappe les fermiers installés dans les Grandes Plaines, région constituée de la partie médiane du centre des États-Unis (Oklahoma, Texas, Kansas, Colorado, Nouveau-Mexique) et qui s’étend sur environ 240 000 kilomètres carrés. Cette sécheresse, en partie causée par une surexploitation des terres agricoles due à la hausse du prix du grain après la Première Guerre mondiale, provoque des tempêtes de sable (jusqu’à vingt dans la même journée) qui empêchent les cultivateurs à bien exploiter leurs sols entre 1934 et 1940. Cela cause une grande migration vers la côte ouest-américaine, en Californie surtout, où les familles de fermiers s’attendent à trouver du travail. Malheureusement, la Californie ne possède pas les infrastructures nécessaires à l’accueil d’un aussi grand nombre de migrants, et ceux-ci voient leurs rêves d’une vie meilleure brisés.
Encore jeune musicien dans la vingtaine, c’est dans ce contexte que Woody Guthrie se rend en Oklahoma. Il part suivre les migrants et apprendre leurs chansons desquelles il va s’inspirer (mélodiquement dans certains cas, pour les paroles dans d’autres) pour écrire celles que l’on peut entendre sur son premier album, Dust Bowl Ballads.
Encore jeune musicien dans la vingtaine, c’est dans ce contexte que Woody Guthrie se rend en Oklahoma. Il part suivre les migrants et apprendre leurs chansons desquelles il va s’inspirer (mélodiquement dans certains cas, pour les paroles dans d’autres) pour écrire celles que l’on peut entendre sur son premier album, Dust Bowl Ballads.
La musique
Enregistré presque entièrement le 26 avril 1940, sauf pour deux titres qui le furent le 3 mai de la même année, Dust Bowl Ballads était à son origine composé de 13 chansons (deux chansons, “Pretty Boy Floyd” et “Dust Bowl Blues”, seront ajoutées sur une version subséquente en 33 tours) réparties en deux volumes de trois disques 78 tours. Les arrangements guitare/voix, agrémentés parfois d’harmonica, serviront de mesure étalon pendant près de vingt-cinq ans à la manière de faire de la musique folk. En fait, jusqu’au fameux incident du Festival Folk de Newport en 1965, qui verra Bob Dylan offrir une prestation scénique en s’accompagnant d’une guitare électrique et d’un groupe rock, il était considéré impensable de présenter des chansons folk autrement qu’avec une instrumentation dépouillée d’artifice [Note 1].
Toujours est-il que les arrangements plutôt traditionnels choisis par Guthrie pour l’enregistrement de ce disque sont parfaitement en consonance avec l’esprit de dépouillement laissant place à la trame narrative qu’il tente de transmettre dans ses chansons. La guitare acoustique et l’harmonica, peu coûteux et faciles à transporter, constituent les instruments idéaux pour les migrants qui sont forcés de prendre la route. Ils constituent aussi les instruments principaux de deux genres musicaux voisins du folk : le blues et le country.
Toujours est-il que les arrangements plutôt traditionnels choisis par Guthrie pour l’enregistrement de ce disque sont parfaitement en consonance avec l’esprit de dépouillement laissant place à la trame narrative qu’il tente de transmettre dans ses chansons. La guitare acoustique et l’harmonica, peu coûteux et faciles à transporter, constituent les instruments idéaux pour les migrants qui sont forcés de prendre la route. Ils constituent aussi les instruments principaux de deux genres musicaux voisins du folk : le blues et le country.
Les textes
En plus de cristalliser musicalement les fondements musicaux d’un genre complet, Dust Bowl Ballads est constitué de textes qui ont pour grande qualité d’être à la fois ancrés dans la tradition tout en étant empreints d’un caractère contemporain, autant dans leur forme que dans leur propos.
Sur ce disque, Guthrie se place lui-même dans la peau d’un Okie (un résident de l’Oklahoma) pour raconter et chroniquer les mésaventures, les peines, les combats et les espoirs d’une partie de la population américaine qui se voit obligée d’abandonner tout ce qu’elle avait construit de ses mains.
Sur ce disque, Guthrie se place lui-même dans la peau d’un Okie (un résident de l’Oklahoma) pour raconter et chroniquer les mésaventures, les peines, les combats et les espoirs d’une partie de la population américaine qui se voit obligée d’abandonner tout ce qu’elle avait construit de ses mains.
Rain quit and the wind got high, |
En fait, Guthrie utilise deux approches stylistiques dans ses chansons : soit il se place lui-même dans la peau d’un migrant, écrivant au «Je», qui sert ainsi de filtre narratif; soit il raconte l’histoire d’un personnage, mais toujours du point de vue d’un Okie, c’est-à-dire en utilisant les accents et le vocabulaire qui sont caractéristiques aux habitants de l’Oklahoma.
Oh, why does a Vigilante man? |
Cela donne une unité stylistique musicale portée par une trame narrative (parfois même inspirée par un personnage des Raisins de la colère, de John Steinbeck, un grand roman américain ayant pour thème le Dust Bowl) qui n’est pas sans rappeler l’esprit de certains albums-concepts qui verront le jour durant les années 1960. C’est pourquoi, même s’il est stylistiquement enraciné dans une tradition musicale et historique, Dust Bowl Ballads fait office de disque totalement ancré dans son époque.
Un disque charnière
Dust Bowl Ballads a été produit à un moment où l’Amérique commençait à peine à se relever de la grande dépression, juste avant les Trente Glorieuses (période de forte croissance économique qui s’est étalée entre 1945 et 1974). À l’aide de cet album, le folk comme tradition musicale américaine allait gagner ses lettres de noblesse pour devenir un genre qui en influencerait bien d'autres, particulièrement la chanson et le rock. Dust Bowl Ballads est plus qu’une recension des grandes chansons folks propres à l’époque de sa création; son ADN musical se retrouve encore un peu partout. En ce sens, il ne faut pas qualifier ce disque de définitif, mais plutôt de disque racine, dont les ramifications sont encore solidement ancrées dans l’imaginaire musical collectif américain.
NOTE 1. Alors que l’on raconte que Dylan aurait été hué par les spectateurs parce qu’il avait travesti sa musique en la rendant électrique, cet incident aurait probablement été exagéré. En effet, selon plusieurs témoignages de gens présents au concert, dont celui du chanteur folk et activiste Pete Seeger, c’est plutôt la mauvaise qualité de la sonorisation et la brièveté du concert qui auraient déplu aux gens venus assister au spectacle.