Notations musicales non occidentales : l’exemple de la Chine
Par Danielle Landry
De nombreux cours d’histoire de la musique classique enseignent que la notation musicale en Occident a débuté au IXe siècle, avec les neumes de l’époque médiévale. Elle a culminé avec la notation sur portée à compter du XIIe siècle, gagnant toujours en précision et en complexité jusqu’à l’écriture souvent très détaillée des compositeurs modernes. Sans mise en contexte plus large, cette façon de rapporter l’histoire peut possiblement favoriser l’émergence de certaines idées fausses, souvent entendues, dont voici quelques exemples : l’écriture musicale est une « invention » de l’Occident ; cette notation est la meilleure, voire la seule existante. Pourtant, d’autres aires du monde ont de riches traditions de notation, longtemps méconnues en Occident et ancrées dans des conceptions musicales qui méritent d’être considérées.
Pour illustrer ces propos, cet article présentera un aperçu des notations chinoises anciennes et de la perception de ces notations par des missionnaires et autres érudits occidentaux (Picard 1997 et 1999). Par la suite, les notations occidentales et chinoises seront mises en perspectives, selon les conceptions de la musique, très différentes, auxquelles elles se rattachent (Park 2017).
Notations chinoises anciennes : bref historique, non exhaustif
Selon Picard (1997), les premières traces de notation musicale en Chine remontent au Ve siècle avant J.-C. (vers -433) sur les cloches du carillon du marquis Yi de Zeng (figure 1). Elles présentent un système chromatique (lülü), basé sur un diapason changeant selon les décrets impériaux. De même, on y retrouve les prémices d’un système de hauteurs pentatonique (wusheng).
Du VIe au Xe siècle, des notations pour cithare qin [note 1](figure 2), instrument joué surtout par l’élite de la société, et des tablatures pour flûte et luth pipa apparaissent. La notation gongche, heptatonique, diatonique et en colonnes verticales, est mentionnée pour la première fois au XIe siècle. Cette notation fut d’ailleurs la plus couramment utilisée en Chine, du XIe au XXe siècle. Selon Lau (2001, 54), elle pouvait servir à noter tant les parties vocales qu’instrumentales. La figure 3 illustre ce type de notation pour une mélodie chinoise ancienne intitulée « La feuille de saule », dont voici une version instrumentale :
Choeur du Beitang of Beijing and XVIII-21 Musique des Lumières of Paris, dir. Jean-Christophe Frisch. 2003. « La feuille de saule », extrait tiré de Vêpres à la Vierge en Chine.
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Figure 3: Notation gongche écrite verticalement et sa traduction sur portée écrite horizontalement, « La feuille de saule » (Amiot 1754 : 139). Les ronds vides marquent les premiers temps, les ’’ marquent les seconds temps de la mesure. Les mesures sont numérotées de 1 à 26 par Amiot.
Source : Picard 1999, 4.
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Du XIIIe au XIVe siècle, le chant taoïste est noté par des courbes, un peu à la manière des neumes dans la musique classique occidentale. Au XVIe siècle apparaissent des partitions d’orchestre notant la partie de chaque instrument (figure 4). Ce n’est que plus récemment, au XXe siècle, qu’a été introduite la notation chiffrée de Rousseau-Chevé [note 2], l’usage de la portée ne s’étant répandu qu’après 1949 (Picard 1997). |
Notations chinoises : compréhension et incompréhension des Européens au XVIIIe siècle
Le jésuite Du Halde, vers 1735, fut le premier Européen à rapporter l’utilisation d’une notation musicale en Chine. Cet usage est d’ailleurs confirmé par un autre jésuite, Amiot (figure 5), vers 1754 :
Les notes et les autres signes que les Chinois emploient dans leur musique étant une fois connus et comparés à nos notes et à nos signes musicaux, il n’est plus difficile de noter leurs airs à notre manière. Je vais en donner un exemple, et je choisis pour cela un de leurs plus beaux airs appelé Liuye jin. Je vais noter la partition. (cité dans Picard 1999, 3)
Cependant, en 1768, le philosophe, musicien et encyclopédiste Jean-Jacques Rousseau (figure 6) interpréta de façon erronée les écrits de Du Halde et, « dans un aveuglant sentiment ethnocentrique de suprématie du système européen » (Picard 1999, 3), les invalida en affirmant :
Il n’y a que les Nations de l’Europe qui sachent écrire leur Musique. Quoique dans les autres parties du Monde chaque Peuple ait aussi la sienne, il ne paraît pas qu’aucun d’eux ait poussé les recherches jusqu’à des Caractères pour la noter. Au moins est-il sûr que les Arabes ni les Chinois, les deux Peuples étrangers qui ont le plus cultivé les Lettres, n’ont, ni l’un ni l’autre, de pareils Caractères. (…) quand [sic] aux Chinois, on trouve dans le père Du Halde qu’ils furent étrangement surpris de voir les Jésuites noter et lire sur cette même Note tous les Airs chinois qu’on leur faisait entendre. (cité dans Picard 1999, 3)
Dès 1780, le musicien et compositeur La Borde, qui avait bien lu Amiot, reprochera à Rousseau ses propos erronés (Picard 1999, 3-4). Malheureusement, les dires de l’encyclopédiste eurent une plus forte influence que ceux, pourtant plus exacts, de ses congénères. Rousseau contribua ainsi à l’idée de la supériorité des Européens en matière d’écriture musicale (Picard 1997, 1-2).
Notations chinoises anciennes et importance du son
Dans un article de 2017, la spécialiste de la philosophie musicale chinoise So Jeong Park compare la conception de la musique en Occident et en Chine. Selon cet article, il existe en Occident une conception de la musique basée sur une sorte de primauté de la théorie et de la structure musicale, fixée dans la notation, qui est issue de la tradition grecque ancienne, et qui supplante même l’importance du son :
Sound is considered to merely fill a musical structure once the latter is determined; sound is just used as filler. Sound is not requested as any theoretical element of music when we ask “what music is” or “what a musical work is” but is implemented when there is a need for a performance of a musical composition. (Park 2017, 421)
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En Chine, au contraire, chez les philosophes anciens, la dimension sonore n’est jamais complètement évacuée de la conception de la musique. Le texte musical noté, seul, n’explique pas entièrement la musique et l’interprétation demeure toujours nécessaire pour la réaliser complètement: « (…) we could say that a musical work is re-created every moment when it is experienced aesthetically in interaction with the hearer, player, and composer, instead of being fixed in a composer’s mind. » (Park 2017, 427-428)
Selon Park (2017, 429), cette façon de concevoir la musique permet d’en capturer pleinement l’essence, mieux que ne le fait la conception occidentale qui tend à placer la réalité de la musique en-dehors du cadre de la performance.
Conclusion
Ainsi, plusieurs notations musicales se sont développées dans diverses aires géographiques du monde, en parallèle avec le développement de l’écriture musicale occidentale sur portée; les notations chinoises anciennes, variées et complexes, en sont un exemple. Mal comprises par certains Occidentaux du XVIIIe siècle, ces notations sont pourtant d’une grande richesse et présentent l’avantage d’être plus ancrées dans une conception musicale générale fondée sur la sonorité et l’interprétation. Pour une musicienne occidentale, l’étude de ces notations porte à réfléchir sur la conception de la musique dans laquelle elles s’insèrent et sur la nécessité de la dimension sonore pour comprendre pleinement l’essence de toute musique.
Notes
[1] En 2003, le qin (ou guqin) et sa musique ont été inscrits sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’United Nations Educational Scientific and Cultural Organization (UNESCO), en raison de leur grande valeur artistique et historique (Ni et al. 2011, 9). Pour plus d’information et pour écouter le son du qin, voir aussi le site de l’UNESCO : https://ich.unesco.org/fr/RL/le-guqin-et-sa-musique-00061.
[2] Cette notation a été introduite en Chine par les Japonais (Picard 1997, 1).
[2] Cette notation a été introduite en Chine par les Japonais (Picard 1997, 1).
Bibliographie
JIANG, Qingfan. 2022. « In Search of the ‘Oriental Origin’: Rameau, Rousseau and Chinese Music in Eighteenth-Century France ». Eighteenth-Century Music, vol. 19, no. 2 : p. 125-149. doi:10.1017/S1478570622000173.
LAU, Frederick. 2001. « Transmission of Music in East-Asia ». Dans Provine, Robert C, Yosihiko Tokumaru, and J. Lawrence Witzleben. The Garland Encyclopedia of World Music: East Asia: China, Japan, and Korea. Garland Encyclopedia of World Music. Londres: Taylor and Francis. https://doi-org/10.1201/9781315086507
NI, Enzhi, Minjun Jiang, Xiaojun Ding, et Changle Zhou. 2011. « Handwriting Input System of Chinese Guqin Notation. » Journal on Computing and Cultural Heritage (Jocch), vol. 3, no. 3 : p. 1-22. https://doi.org/10.1145/1921614.1921616.
PARK, So Jeong. 2017. « Sound and Notation: Comparative Study on Musical Ontology ». Dao, no. 16 : p. 417-430. https://doi.org/10.1007/s11712-017-9568-4 (consulté le 13 août 2023).
PICARD, François. 1997. « Les notations musicales en Chine ». Rencontres Musique & Notations. Lyon : GRAME, p. 61-74. https://shs.hal.science/halshs-01434833/document (consulté le 13 août 2023).
PICARD, François. 1999. « Oralité et notations, de Chine en Europe ». Cahiers d’ethnomusicologie. http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/674 (consulté le 13 août 2023).
LAU, Frederick. 2001. « Transmission of Music in East-Asia ». Dans Provine, Robert C, Yosihiko Tokumaru, and J. Lawrence Witzleben. The Garland Encyclopedia of World Music: East Asia: China, Japan, and Korea. Garland Encyclopedia of World Music. Londres: Taylor and Francis. https://doi-org/10.1201/9781315086507
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