Être celle que tu ne voyais pas
L’environnement visuel de l’album Dans mon corps des Trois Accords
par Hélène Laurin
La chanson «Dans mon corps» du groupe Les Trois Accords, parue en 2009, a été le premier extrait de l'album Dans mon corps, le troisième du groupe. Les Trois Accords présentent un univers loufoque, ironique, et en fait souvent absurde. Entre 2004 et 2009, les Trois Accords ont fait le saut d’une scène plus underground, un peu «college rock», au mainstream, que ce soit à la radio, dans les palmarès de vente, ou au gala de l’ADISQ [Note 1]. À cet effet, Les Trois Accords ont su se tailler une place de choix dans l’industrie « officielle » de la musique au Québec, même s’ils ont su conserver leur sens de la dérision, en prenant souvent à peine au sérieux les journalistes, leur succès et leur carrière.
L’album Dans mon corps présente un environnement visuel déstabilisant; en effet, la pochette de l’album, ainsi que les vidéoclips tirés de celui-ci reprennent tous la figure d’un personnage particulier, soit un chanteur noir, connu sous le nom d’artiste Les Trois Accords. Le vidéoclip « Dans mon corps », dont il sera question ici, introduit ce personnage sous la forme d’un chanteur soul des années 1960. Le vidéoclip «Le bureau du médecin» nous présente les vrais gars des Trois Accords dans un sous-sol placardé des œuvres du faux Trois Accords. Le vidéoclip de «Elle s’appelait Serge», une chanson sur la transsexualité, nous présente notre faux chanteur soul sur un bateau luxurieux. La présence récurrente de ce personnage semble donc avoir été calculée et elle est déterminante pour l’interprétation de la chanson.
L’album Dans mon corps présente un environnement visuel déstabilisant; en effet, la pochette de l’album, ainsi que les vidéoclips tirés de celui-ci reprennent tous la figure d’un personnage particulier, soit un chanteur noir, connu sous le nom d’artiste Les Trois Accords. Le vidéoclip « Dans mon corps », dont il sera question ici, introduit ce personnage sous la forme d’un chanteur soul des années 1960. Le vidéoclip «Le bureau du médecin» nous présente les vrais gars des Trois Accords dans un sous-sol placardé des œuvres du faux Trois Accords. Le vidéoclip de «Elle s’appelait Serge», une chanson sur la transsexualité, nous présente notre faux chanteur soul sur un bateau luxurieux. La présence récurrente de ce personnage semble donc avoir été calculée et elle est déterminante pour l’interprétation de la chanson.
À première vue, « Dans mon corps » traite d’un sujet bien pubère: la chanson aborde les questionnements inhérents aux premiers comportements et sentiments amoureux d’une jeune fille. Sa forme est assez classique : le corps de la chanson est un pop-rock au rythme moyen présentant un couplet, un refrain, un deuxième couplet puis le refrain répété à deux reprises (ABABB). Il est à remarquer que l’intro et la coda ont une instrumentation de fanfare qui n’est pas tellement surprenante si l’on prend en compte l’absurdité habituelle du groupe. La phrase «Dans mon corps de jeune fille, il y a des changements» est répétée à plusieurs reprises durant la chanson, et il y a clairement une montée d’intensité dans l’interprétation puisque Simon Proulx la chante avec plus de volume et légèrement plus aigu. Cependant, en prenant en considération la voix, le propos et les représentations constituées particulièrement dans le vidéoclip tiré de la chanson, il y a quelques irrégularités dans «Dans mon corps». Ce texte survole ces irrégularités, tout en réfléchissant à la question de l’authenticité.
Voix d'homme dans un corps de femme
Quelle est cette voix qui porte «Dans mon corps»? Dans la culture rock, la voix est perçue comme étant «la porte de l’âme». Chaque chanteur/chanteuse a — avec un peu de chance — un style, un phrasé, un timbre, une marque reconnaissable: sa voix. Considérée comme plus directement intime et émotionnelle que la guitare, la voix est une expression de la personnalité et de l’individualité de la personne qui chante. Aussi, la voix provient du corps même. Le timbre, le phrasé, la projection ont tous des implications directement reliées au corps du chanteur ou de la chanteuse. Ceci ne fait, d’ailleurs, qu’amplifier la perception qu’une voix donne un accès direct à la personnalité du/de la chanteur/se.
Le contraste entre la voix et le propos de la chanson « Dans mon corps » est pour le moins remarquable. C’est manifestement une voix d’homme qui entonne «Dans mon corps». Simon Proulx, le chanteur et guitariste des Trois Accords, ne tente pas de rendre sa voix féminine d’une manière ou d’une autre; il n’entre même pas en voix de fausset (contrairement à la spectaculaire finale de «Tout nu sur la plage»).
Le contraste entre la voix et le propos de la chanson « Dans mon corps » est pour le moins remarquable. C’est manifestement une voix d’homme qui entonne «Dans mon corps». Simon Proulx, le chanteur et guitariste des Trois Accords, ne tente pas de rendre sa voix féminine d’une manière ou d’une autre; il n’entre même pas en voix de fausset (contrairement à la spectaculaire finale de «Tout nu sur la plage»).
Ainsi, c’est pleinement un homme qui «se met toute belle» et qui explique qu’il s’est «rasé les aisselles en pensant à toi» et qu’il portait «de la dentelle sous [sa] veste à pois». La voix de Simon Proulx est manifestement différente de celle du personnage, celui de la jeune fille en changement.
La voix est donc désincarnée. Cette désincarnation dans la voix déstabilise. Nous ne sommes pas particulièrement habitués à des hommes chantant ainsi la vie d’une femme au «je». En fait, nous sommes habituellement plutôt confus devant des individus qui jouent avec et traversent les frontières usuelles des genres (au sens des masculinités et féminités – gender). Un peu comme atteste ce graphique humoristique révélant comment Lady Gaga dérange, les métissages entre masculinités et féminités sont potentiellement troublants. |
Considérant cette désincarnation et cette déstabilisation, comment la chanson « Dans mon corps » peut-elle être sincère? En d’autres mots, comment la voix de Simon Proulx peut-elle être l’expression directe de son individualité — ou de celle des Trois Accords — si elle exprime un personnage? En fait, ce n’est pas parce que la voix de Simon Proulx incarne celle d’une jeune fille que la chanson est nécessairement malhonnête. Comme l'a mentionné Simon Frith (1996: 197):
We use the voice, that is, not just to assess a person, but also, even more systematically, to assess that person's sincerity: the voice and how it is used (as well as words and how they are used) become a measure of someone's truthfulness. |
C’est donc la manière dont la voix est utilisée qui détermine la sincérité. Comme déjà mentionné, Simon Proulx garde sa propre voix, il ne la change pas pour la rendre «féminine», « dénaturée » ou « anormale ». En outre, pour une voix masculine, la montée en volume et en intensité signifie justement la sincérité; pensons à «When a Man Loves a Woman» de Percy Sledge, le chœur composé des voix de John Lennon, Paul McCartney et George Harrison dans les premières chansons des Beatles, ou la voix de Thom Yorke dans presque tout le répertoire de Radiohead. Lorsqu’on écoute « Dans mon corps », la voix presque arrachée du corps de Simon Proulx au dernier refrain va dans ce sens.
Photos de Simon Proulx, chanteur principal des Trois Accords.
Sources: 1-Le Devoir 2008; 2-Site Web 2010; 3-L'Avantage 2014
Sources: 1-Le Devoir 2008; 2-Site Web 2010; 3-L'Avantage 2014
Détournement d'authenticité
Cette déstabilisation amorcée dans le contraste entre la voix et le propos de la chanson se poursuit dans l’imagerie du vidéoclip. L’illusion presque parfaite d’une performance faite par un chanteur soul typique des années 1960 saute aux yeux. En effet, loin de fuir le gender-bending [Note 2] produit par l’enregistrement, le vidéoclip en fait continue sur cette voie, et présente un homme noir s’appropriant la chanson, un type de race-bending en somme [Note 3]. Le faux chanteur mime à la perfection toutes les paroles, et la chante avec toute son âme, comme si elle était sienne. Or, la voix de Simon Proulx reprend les codes habituellement attribués à des voix de Blancs: ton nasillard, plutôt haut perché, rappelant d'ailleurs la voix de Fat Mike de NOFX, un groupe punk rock californien. Il est impossible d’ignorer le fait que la chanson s’appelle « Dans mon corps » et que la sphère du corps a toujours été associée à la « musique noire » (Frith, 1996). Cette association fait en sorte que les Noirs bénéficient d’un capital symbolique plutôt particulier dans la culture rock: étant donné leur association idéologique (fallacieuse) à la « nature » et au corps, ils joueraient de la musique sans effort et danseraient avec autant d’aisance, car ils auraient « le rythme dans le sang ». Le vidéoclip, en reconduisant cette construction, en mettant l’accent sur le corps du personnage (par le titre de la chanson, par sa danse énergique, par la sueur et la poussière dorée qui émane de lui vers le trois-quart du vidéoclip jusqu’à la fin), opère ce que j’appelle un « détournement d’authenticité ».
La présence du chanteur noir, et l’appropriation qu’il démontre de « Dans mon corps » participe à la construction de l’authenticité de cette chanson. En effet, pour un musicien blanc, s’associer avec des musiciens noirs, c’est montrer à la face du monde qu’il est en mesure de jouer avec (ceux qui sont considérés comme) les meilleurs et qu’il a même leur approbation. Par exemple, les Rolling Stones ont repris plusieurs succès de musiciens noirs et se sont adjoint les services de Merry Clayton, une choriste à la voix fortement codée « noire » (gospel, blues) sur leur immense hit «Gimme Shelter». Les Trois Accords retournent sur elle-même cette stratégie: ils s’associent à un chanteur noir, mais pour lui faire faire du lip-synch, ce qui rentre dans l’esprit absurde et ridicule propre au groupe.
La présence du chanteur noir, et l’appropriation qu’il démontre de « Dans mon corps » participe à la construction de l’authenticité de cette chanson. En effet, pour un musicien blanc, s’associer avec des musiciens noirs, c’est montrer à la face du monde qu’il est en mesure de jouer avec (ceux qui sont considérés comme) les meilleurs et qu’il a même leur approbation. Par exemple, les Rolling Stones ont repris plusieurs succès de musiciens noirs et se sont adjoint les services de Merry Clayton, une choriste à la voix fortement codée « noire » (gospel, blues) sur leur immense hit «Gimme Shelter». Les Trois Accords retournent sur elle-même cette stratégie: ils s’associent à un chanteur noir, mais pour lui faire faire du lip-synch, ce qui rentre dans l’esprit absurde et ridicule propre au groupe.
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«Dans mon corps» vidéoclip réalisé par Louis-Philippe Eno (2009)
Néanmoins, les connotations d’authenticité, de sincérité et de crédibilité sont mobilisées par le faux chanteur soul du vidéoclip. D’autant plus qu’il est filmé comme s’il sortait des années 1960, la période où la musique parue sur des étiquettes « noires » comme Motown, Stax et Atlantic était (et est toujours) particulièrement valorisée. Ce n’est pas un hasard si le chanteur ressemble particulièrement à Otis Redding, Sam Cooke ou encore Wilson Pickett. Ces chanteurs, ainsi que d’autres comme Marvin Gaye et Smokey Robinson, bénéficient d’un statut mythique dans la musique rock, porteurs d’authenticité, de sincérité et de crédibilité (trois valeurs hyper-importantes, et même justifiant le bien-fondé du rock). Le statut symbolique élevé de la musique noire des années 1960 contribue à renforcer la sincérité de cette chanson. La vérité du propos de la chanson, même s’il est détourné par la voix de Simon Proulx et par le faux chanteur soul, est en fait réitéré par l’environnement visuel (même s’il est absurde et qu’il fait rigoler).
Déconstruction de genre et de race
De retour à la chanson « Dans mon corps »; le dernier point que je veux aborder est la déconstruction qu’elle opère. En pointant du doigt le lip-synch du chanteur noir dans le vidéoclip, et en mettant de l’avant une voix d’homme pour chanter le point de vue d’une jeune fille, « Dans mon corps » défait les notions du genre et de race. Je prends ici le point de vue constructiviste et anti-essentialiste, où les normes, les descriptions et les prescriptions de genre et de race sont établies socialement; elles sont certes toujours en mouvance, mais assez cristallisées et solides pour être remarquées (et donc, contestables et contestées). Entendre un homme chanter le point de vue d’une jeune fille, les conceptions « normales » de la féminité et de la masculinité se voient chamboulées; elles sont déconstruites et ouvertes sur des nouvelles possibilités. Même chose pour les notions de race: en voyant le chanteur noir se trémousser et s’égosiller en chantant les premiers comportements amoureux d’une jeune fille, cela questionne sérieusement « l’identité masculine noire ».
Je souhaite revenir sur l’environnement visuel de l’album Dans mon corps. Le vidéoclip « Le bureau du médecin », une chanson du point de vue d’une personne gravement malade (encore au « je »), montre les vrais membres des Trois Accords dans un sous-sol placardé des œuvres du faux Trois Accords, comme un hommage secret fait par un admirateur intense. Le vidéoclip de « Elle s’appelait Serge », une chanson sur la transsexualité, nous présente notre faux chanteur soul sur un bateau luxurieux, certainement moins campé dans les années 1960 que dans « Dans mon corps ». Alors que l’effet dérisoire et absurde se répète, cette cohérence sert non seulement à une reconnaissance rapide pour les auditeurs, mais révèle surtout une volonté de créer un avatar malléable. Ce faisant, la déconstruction de genre et de race s’accentue, puisque son identité est, littéralement, toujours différente et fuyante. Le chanteur soul est en fait un personnage qui peut servir plusieurs identités, mais qui représente toujours le groupe (un peu comme Eddie, la mascotte d’Iron Maiden).
En somme, les imaginaires reliés aux chansons entretiennent un potentiel important: celui de déstabiliser, de modifier les perceptions, de faire voir le monde différemment. Et si parfois, on se pose la question en quoi la musique populaire est importante, et en quoi le métier de critique est pertinent, c’est bien là que la réponse réside: en montrant comment la musique peut révéler « celle que tu ne voyais pas ».
En somme, les imaginaires reliés aux chansons entretiennent un potentiel important: celui de déstabiliser, de modifier les perceptions, de faire voir le monde différemment. Et si parfois, on se pose la question en quoi la musique populaire est importante, et en quoi le métier de critique est pertinent, c’est bien là que la réponse réside: en montrant comment la musique peut révéler « celle que tu ne voyais pas ».
NOTES
Note 1. À titre d'exemple, dès 2004, Les Trois Accords ont gagné le Félix du groupe de l'année et celui de l'album de l'année – meilleur vendeur. Pour Dans mon corps, même s'ils n'ont rien gagné, Les Trois Accords ont été nominés dans cinq catégories – dont vidéoclip de l'année –, leur assurant ainsi une visibilité non-négligeable.
Note 2. Les rôles de genre (soient les comportements, actions et responsabilités associés au fait d'être considérée socialement comme «femme et féminine» ou «homme et masculin») sont des prescriptions culturelles, sociales et discursives. Le gender-bending est le fait de troubler ces rôles, de les mélanger, mettant à jour les constructions derrière les rôles soi-disant «naturels» associés aux genres (Butler, 1990).
Note 3. La race est également un construit culturel, sociale et discursif. De la même manière que le genre peut être brouillé, la race peut l'être également.
SOURCES
Frith, Simon. 1996. Performing Rites: On the Value of Popular Music. Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 352 p.
Butler, Judith. 1990. Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity. New York: Routledge, 172 p.
Site web du groupe les Trois Accords
Note 1. À titre d'exemple, dès 2004, Les Trois Accords ont gagné le Félix du groupe de l'année et celui de l'album de l'année – meilleur vendeur. Pour Dans mon corps, même s'ils n'ont rien gagné, Les Trois Accords ont été nominés dans cinq catégories – dont vidéoclip de l'année –, leur assurant ainsi une visibilité non-négligeable.
Note 2. Les rôles de genre (soient les comportements, actions et responsabilités associés au fait d'être considérée socialement comme «femme et féminine» ou «homme et masculin») sont des prescriptions culturelles, sociales et discursives. Le gender-bending est le fait de troubler ces rôles, de les mélanger, mettant à jour les constructions derrière les rôles soi-disant «naturels» associés aux genres (Butler, 1990).
Note 3. La race est également un construit culturel, sociale et discursif. De la même manière que le genre peut être brouillé, la race peut l'être également.
SOURCES
Frith, Simon. 1996. Performing Rites: On the Value of Popular Music. Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 352 p.
Butler, Judith. 1990. Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity. New York: Routledge, 172 p.
Site web du groupe les Trois Accords